HERE
Robert Zemeckis
par Sylvain Lavallée
Adapté d’une bande dessinée de Richard McGuire, le concept de Here est pour le moins audacieux : le cadre demeure le même pour (presque) tout le film, la caméra, immobile, fixe le salon d’une maison américaine (et ce qu’il y avait avant, au même endroit), le récit parcourant les années en restant toujours dans cet espace (dé)limité. Cela permet d’illuminer ce qui change, ce qui reste, comment la mémoire s’inscrit dans une pièce, et de fait le scénario empile les dialogues sur les regrets, sur les décisions prises trop tôt ou trop tard, et il s’attarde sur ces moments qui semblent ralentir le temps, ou dans lesquels les personnages aimeraient se lover éternellement. Mais ce n’est pas uniquement ce qui intéresse Robert Zemeckis et son scénariste, Eric Roth, qui veulent aussi inscrire les protagonistes dans l’Histoire nationale : la caméra demeure bien ici, mais jamais très longtemps au même moment, alors que devant elle défilent Benjamin Franklin, des esclaves, des autochtones, l’inventeur du La-Z-Boy, plusieurs familles, jusqu’à des dinosaures. Les auteurs semblent ainsi vouloir faire éclater les limites de leur perspective, comme s’ils craignaient de perdre le public par leur parti-pris imposant le statisme et la répétition ; mais, à force de toujours vouloir en faire plus, ils se perdent dans une proposition où le sentimentalisme outrancier est le moindre des problèmes.
D’abord, les personnages, trop nombreux, se résument à des stéréotypes à qui on n’accorde jamais assez de temps pour être approfondis (l’inventeur, le vétéran, la mère au foyer, l’artiste qui a raté sa vocation). Ensuite, les incessants sauts temporels, par des cadres dans le cadre incrustant une époque dans une autre, servent à créer des parallèles souvent plus douteux qu’éloquents (une blague de flatulence traverse les âges, une femme qui perd ses eaux est reliée à un plafond qui coule). Puis, malgré quelques trouvailles, la mise en scène peine à se renouveler, bien des séquences se résumant à un personnage en avant-plan qui regarde dans le vide en se remémorant un passé lointain. Mais surtout, Here se présente finalement moins comme une méditation sur le temps que comme une ode à cette Amérique « ordinaire » telle qu’incarnée par les Young (la famille principale, caucasienne, au patronyme pas du tout innocent), les jeux temporels forçant des rapprochements inconfortables, notamment lorsqu’il s’agit de filmer les autochtones en montrant qu’iels vivent les « mêmes » choses que les Young, par des images qui superposent certains événements vécus par les un·e·s comme les autres (une naissance, des funérailles), ou par l’inclusion convenue d’une famille afro-américaine dans un rôle très secondaire. Les stéréotypes, ici, deviennent beaucoup plus malheureux, car, si nous avons une bonne idée de la vie intérieure des Young, aussi clichée soit-elle, cette famille noire, elle, est réduite à être « les Noirs », jusqu’à une discussion pour le moins maladroite sur la crainte de la police.
Pourtant, en théorie, il n’y a pas d’image plus limpide et plus frappante que cette maison bourgeoise, habitée par des blancs, érigée sur un sol volé aux Premières Nations, avec une grande fenêtre, au fond du cadre, donnant sur une demeure coloniale que nous avons vue être construite par des esclaves. Il suffirait d’une touche d’ironie pour que le privilège des Young, ce « ici » qui leur est si cher, ce fameux « home » américain, apparaisse dans sa réalité historique, comme un foyer bâti sur l’oppression et la violence, avec l’immobilité de la mise en scène comme signe d’un aveuglement. Mais dans Here, le cadre fixe ouvrant sur des temporalités multiples devient plutôt le point de vue idéal pour admirer la nation, non pas en reconnaissant la violence inhérente de la perspective choisie, mais en l’invisibilisant pour mieux célébrer la plus blanche et la plus patriarcale des Amériques (évidemment, les femmes aussi sont beaucoup plus caricaturales et passives que les hommes, et toutes les relations amoureuses sont hétéronormatives). Probablement que Zemeckis et Roth voulaient être « inclusifs », mais, puisqu’ils choisissent de représenter les personnes racisées qui ont foulé ce sol, il nous est difficile d’ignorer cette dimension politique que leur œuvre, elle, dissimule. Un tel film ne peut d’ailleurs que se terminer sur un personnage amnésique qui essaie de se souvenir de son histoire : tout le reste peut être oublié, ce n’est pas important, les larmes coulent devant les Young qui tentent de se rappeler à quel point iels ont été heureux·ses.
Remonter dans le temps pour en changer le cours est une vieille obsession de Zemeckis : c’est dans les Back to the Future, bien sûr, mais aussi dans Forrest Gump, un film qui a d’ailleurs été critiqué pour son révisionnisme conservateur (Jenny et ses convictions socialistes se voyaient démonisées, les mouvements des droits civils et l’activisme ridiculisés, pour mieux célébrer le retour à la « normalité » quand enfin ce tumulte s’apaise). Alors difficile d’y voir un hasard si nous retrouvons dans Here la même équipe créative, non seulement Zemeckis et Roth, mais aussi Tom Hanks (toujours l’Américain moyen par excellence) et Robin Wright, ainsi que Don Burgess à la direction de la photographie. Difficile, aussi, de ne pas comparer l’incrustation ingénieuse de la star de Forrest Gump dans des images d’archive – un trucage qui résonnait avec le révisionnisme de l’ensemble – avec l’utilisation d’effets spéciaux numériques dans Here, puisqu’ils participent également à une illusion cherchant à « corriger » le réel. Dans ce cas-ci, les visages des interprètes se voient rajeunis grâce à une intelligence artificielle, mais leurs corps trahissent leur âge, en particulier dans le cas de Hanks, à qui l’on demande de courir, de s’agiter, de prendre des postures d’adolescent, même s’il n’a plus la souplesse qu’il avait du temps de Big, et que sa voix est plus éraillée, plus grave. Un peu comme Robert De Niro dans The Irishman, mais de manière plus aiguë, le malaise nous prend devant cette image grotesque d’un corps qui a toutes les apparences de la jeunesse, mais qui bouge évidemment comme un homme de 68 ans.
Nous pouvons penser dans ces moments aux actrices de Death Becomes Her, avec leur peau neuve cachant mal qu’elles sont en réalité des cadavres : dans ce film, la potion de réjuvénation agissait exactement comme du de-aging, il suffisait d’en déposer une goutte sur une main pour qu’aussitôt celle-ci perde ses rides et retrouve sa couleur éclatante. Zemeckis était alors tout autant fasciné par ses effets spéciaux, mais il gardait une part de crainte et de questionnement qui lui permettait d’explorer cette tension et de s’amuser de la chirurgie plastique comme de la possibilité pour le cinéma de ressusciter des actrices : le tour de passe-passe, nous rappelait-il, ne peut jamais tout à fait dissimuler la réalité du vieillissement et de la mort. Here¸ au contraire, se présente comme une démonstration technique se régalant de ses capacités illusionnistes, au point de contredire sa réflexion de manière flagrante : comment être ému par l’idée du temps qui passe, par la fragilité de nos vies humaines, quand toute la mise en scène fonctionne comme un dispositif valorisant une nouvelle technologie capable de ressusciter et réanimer ? Il ne reste qu’une supercherie, comme ce rêve américain que l’on essaie de commémorer, mais qui laisse paraître malgré lui, sous sa peau blanche numérique artificiellement superposée, toutes les réalités et les violences qu’il refoule.
7 novembre 2024