Hereditary
Ari Aster
par Ariel Esteban Cayer
Si l’on en croit la belle tenue de films tels que Under the Skin (2013), The Witch (2015), Green Room (2015) et maintenant Hereditary, il semble que les studios A24 aient du flair pour dénicher des projets de genre audacieux, aussi léchés que réflexifs, qui abordent le cinéma d’épouvante avec une rigueur formelle et narrative renouvelée. Pour son premier long-métrage, Ari Aster s’appuie sur une prémisse qui rappelle les plus grands (notamment Don’t Look Now de Roeg – pour tout le traitement du deuil – et Rosemary’s Baby de Polanski, bien que ce soit déjà trop en révéler). Il se démarque cependant, comme Eggers, Glazer et Saulnier avant lui, par un ton et un tissu thématique qui lui sont propres. Plus qu’un inconfort, Hereditary instaure dès ses premiers plans une dissonance métaphysique qui place le spectateur dans une position de doute constant.
Au-delà de l’inquiétude que suscite immédiatement la cellule familiale étrange que nous présente Aster – Annie Graham, son mari Steve, leur fils Pete et leur fille Charlie, qui souffre d’une malformation congénitale –, c’est notre perception de la réalité que le réalisateur parvient d’emblée à fragiliser, puis à fracturer progressivement jusqu’à ce que l’horreur s’infiltre insidieusement dans ses failles. Une menace surnaturelle devient a priori indissociable de la douleur qu’éprouve cette famille suite à la mort d’un proche, douleur qui bascule subtilement vers une folie collective qui dépasse bientôt l’entendement, convulse les corps, déforme les visages et brise les esprits en mille morceaux.
L’hérédité dont il est question ici renvoie à la mise en œuvre d’un sombre dessein auquel aucun des membres de cette famille ne saura échapper. Un premier indice nous est communiqué lors d’un cours auquel assiste le fils ainé, Pete. Il est alors question de tragédies bibliques, de libre-arbitre face à Dieu et de personnages voués à être des pions (« pawns in a terrible, hopeless game »), prisonniers d’une construction immuable, à l’image de ces dioramas miniatures sur lesquels travaille Annie tout au long du film. Il serait facile d’accuser Aster de créer lui aussi un univers en vase clos, dissocié de toute forme de réalité sur laquelle assoir le fantastique, mais ce serait ignorer l’atout principal du film. Au fil de ses plans soignés et d’un montage aussi chirurgical qu’audacieux, Hereditary met en scène un univers à la fois complètement détraqué et parfaitement crédible sur le plan psychologique.
Ainsi, à la faveur d’allusions habiles ou d’un témoignage des plus pertinent au sein d’un groupe de soutien, Aster expose l’historique psychiatrique de ses personnages pour nous encourager à remettre ceux-ci en question : une grand-mère atteinte de démence et de troubles dissociatifs, un oncle souffrant de schizophrénie et Annie elle-même, présentée comme une femme fragile, marchant sur la corde raide de la détresse vers ce qui semble s’apparenter à une psychose. Annie est colérique, pour ne pas dire hystérique; elle est présentée comme une mère difficile, qui aurait hérité de troubles mentaux qu’elle aurait ensuite transmis à des enfants qu’elle ne voulait pas en premier lieu. Autant de fausses pistes… ce fouillis de traits trompeurs permet à Aster de construire son film sur un terrain déjà instable. Il en découle une vision du surnaturel déroutante, car elle devient immédiatement réaliste, c’est-à-dire ici indissociable de la maladie mentale. Comment expliquer par exemple les médiums du tournant du siècle ? Ou les fantômes qui apparaissent aux yeux de personnes endeuillées ou délirantes ? Qui sait…
La performance de Toni Collette dans le rôle d’Annie s’avère être, à cet égard, absolument époustouflante ; elle est la fondation sur laquelle repose tout le projet. À l’image d’un Jack Nicholson, d’une Linda Blair ou d’une Mia Farrow, sa performance fera date, tant celle-ci oscille entre la folie passagère et la présence d’esprit, tout en suggérant la possibilité d’une hantise véritable. Aster ne fait jamais basculer le personnage de façon univoque, bien au contraire : il préfère semer le doute à partir des multiples facettes de l’héroïne jusqu’à ce que les pièces de l’intrigue tombent en place. Le crescendo est soutenu, méthodique et la finale confirme la lucidité du cinéaste face aux enjeux psychologiques qui sont périphériques à l’intrigue. Face au surnaturel, Aster n’a d’autre choix que d’abandonner tout bon sens, d’orchestrer des images qui hantent tant elles apparaissent précisément déraisonnables. Ainsi, il se pose en fier héritier d’une tradition cinématographique qui situe l’horreur, non pas dans les effusions gratuites d’hémoglobine, ou pire, dans les tactiques sonores agressantes, mais bien dans l’anéantissement total de ce qui fait communément notre humanité.
8 juin 2018