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Critiques

HOW TO SAVE A DEAD FRIEND

Marusya Syroechkovskaya

par Ludi Marwood

How to save a dead friend est le premier long métrage de la réalisatrice russe Marusya Syroechkovskaya. Montage d’archives personnelles, le film rassemble douze années d’images recueillies par la réalisatrice, de son adolescence à l’âge adulte, centrées autour de sa relation avec son ami, mari, ami Kimi. En cinéma, l’acte de documenter consiste à capturer son environnement. Caméra à la main, la jeune Marusya a tout capté. D’abord impressionnant pour sa quantité d’archives, le film l’est particulièrement pour le geste effectué : réussir à monter chronologiquement et avec une fluidité exemplaire les fragments de douze années qui, de prime abord, n’étaient pas destinés à devenir un film.

La voix off de la réalisatrice accompagne le montage et contribue à sa fluidité. D’une lucidité sarcastique, elle fait office de narratrice, liant les séquences et les années entre elles, offrant un regard contemporain sur les images de sa vie. Dans le documentaire d’archives, un·e cinéaste creuse des images sur lesquelles iel n’a théoriquement pas eu de contrôle. Ici, c’est un peu différent. Si Marusya Syroechkovskaya n’avait pas connaissance du potentiel documentaire des images qu’elle tournait adolescente ; son montage chronologique révèle peu à peu la naissance d’une pratique filmique et une prise de contrôle sur les images filmées. Alors qu’elle apparaissait dans des cadrages maladroits durant son adolescence, Marusya Syroechkovskaya disparaît peu à peu du champ. Simultanément, les images tremblent moins, les compositions se précisent et se réfléchissent.

Cette prise de conscience se matérialise explicitement aux trois quarts du film. Kimi, rentré chez sa mère après un énième séjour en hôpital psychiatrique, se lave le visage dans les toilettes alors que sa sœur s’approche de la porte pour lui parler et s’appuie contre le mur. La caméra suit leur conversation, bouge légèrement, se déplace, cherche un cadre, finit par se figer, capturant les corps de Kimi et de sa sœur en une symétrie parfaite à droite et à gauche de l’image, coupée en deux par l’entrée des toilettes. Dans cette séquence, on est témoin de la création d’un plan de cinéma, du mouvement d’une réalisatrice essayant d’observer sa réalité à travers un regard cinématographique. Si la caméra bouge et vit, Marusya Syroechkovskaya, elle, observe en silence. Nous assistons au tâtonnement d’une éthique documentaire choisie par la réalisatrice : celle de s’effacer pour capter. Contre toute attente, le choix de Marusya Syroechkovskaya d’exclure sa présence ne semble pas déranger les protagonistes du documentaire. Iels ont tant l’habitude d’être filmé·e·s depuis des années qu’iels sont fièrement devenu·e·s des sujets documentés, Kimi allant jusqu’à demander à Marusya de revenir le filmer après leur séparation ou, quelques séquences plus loin, se laissant pleurer devant la caméra dans un moment de grande vulnérabilité. Ce n’est pas à son amie que Kimi s’adresse, c’est à la caméra, avec laquelle il a développé une relation intime, la caméra devenant une sorte d’entité intégrée à sa vie, à son quotidien, recueillant ses confessions, gardant une trace de son existence.

couple allongé sur lit

Si le film nous laisse voir une naissance, celle d’une artiste, il montre aussi une mort : celle de Kimi mais aussi d’une génération. Ainsi qu’elle l’expliquait lors de la projection de son film au Festival du nouveau cinéma, Marusya Syroechkovskaya souhaitait représenter le contexte sociopolitique de son adolescence en Russie. Le constat est froid, dur à regarder : une liste d’ami·e·s suicidé·e·s, des marches dans la rue pour libérer des prisonnier·ère·s politiques, un désappointement face à une constitution que les jeunes doivent subir sans l’avoir signée, les discours des présidents à la télévision le soir du Nouvel An, suivis religieusement par tou·te·s les membres de la famille et par la caméra de Marusya… Les archives nous montrent un environnement déprimé, déchu.

Mais plus encore que la représentation contextuelle de la Russie, c’est dans la relation entre Marusya et Kimi, l’objet central du film, que se trouve le propos le plus politique. Le film est une interprétation littérale de l’affirmation de la militante communiste Sylvia Pankhurst : le privé est politique. Montrer la vie de Kimi et Marusya, monter leur vie, c’est faire de leur existence un propos politique, c’est choisir de lier leur non-avenir à celui de tou·te·s les autres adolescent·e·s russes, et ce, dès le premier panoramique d’immeubles, plan de coupe intercalé qui se répétera tout au long du film. La caméra longe des immeubles à l’état plus ou moins délabré, capturant des dizaines et des dizaines de fenêtres. La voix off de Marusya nous annonce : « Si l’on regarde par la fenêtre, on pourra voir ce que nous serions devenu·e·s si l’on était resté·e·sensemble. Nous aurions des enfants. Je t’attendrai en rentrant du travail. Nous ne nous embrasserions même plus. » Perdu·e·s au milieu des milliers de fenêtres, Kimi et Marusya ne sont qu’un cas de figure parmi d’autres, leur relation est interchangeable. Si le cinéma ne l’avait pas sauvée, la réalisatrice aurait probablement fini par se perdre dans l’un de ces immeubles. La mort de Kimi ne vient que confirmer cette hypothèse, lui qui n’a pas trouvé ce à quoi se raccrocher, qui n’a pas eu cet espace cinématographique salvateur. Alors Marusya le lui donne. Dans un plan, ses mains travaillent un extrait vidéo de Kimi et le pixellisent, le transformant ainsi en un être de cinéma au centre d’un grand film.


31 mars 2023