Critiques

Howl

Rob Epstein

par Damien Detcheberry

Présenté comme un des titres phares du festival Image+Nation en octobre dernier avant de sortir de manière extrêmement confidentielle en salles cet automne, Howl de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, sort aujourd’hui en DVD. Les deux cinéastes évoqueront probablement quelques souvenirs aux cinéphiles qui se rappellent leurs sympathiques et élégants documentaires traitant de l’homosexualité (The Celluloïd Closet, 1995 ; Where are We ? 1993). Il est à la fois logique et un peu incongru de les retrouver ici pour cette singulière variation autour du poème emblématique de la Beat Generation, Howl d’Allen Ginsberg. Logique, car le projet a commencé comme un documentaire, et les réalisateurs semblent avoir pris peu à peu la voie de la fiction à la manière de sages écoliers qui auraient emprunté les chemins de l’école buissonnière : furtivement, avec une touche de candeur, et avec toujours au fond de l’esprit l’envie de ne pas trop s’aventurer loin des espaces familiers. L’idée initiale était ici clairement de documenter à la fois les éléments biographiques de la vie d’Allen Ginsberg qui ont donné naissance au poème, et le procès intenté contre l’œoeuvre, en raison de son « obscénité », qui marqua la naissance médiatique de l’écrivain et de la Beat Generation.

Incongru, aussi, car l’adaptation cinématographique d’un tel poème constitue bien un pari aussi étrange qu’ambitieux. Or, c’est précisément dans ces séquences où le texte même du poème est mis en images, à grand renfort d’animations numériques, que le bât blesse. Sans être totalement laids, ces interludes maladroitement animés, à la manière d’un Fantasia pour intellectuels mondains, échouent cruellement à donner corps à la beauté des mélopées syntaxiques et des sonorités sulfureuses du poème de Ginsberg. Heureusement, le hurlement ginsbergien n’a pas besoin d’illustrations pour se laisser apprécier, et l’interprétation qu’en donne James Franco (Milk, 127 Hours), comédien décidément de plus en plus intéressant, suffit amplement à faire oublier ce livre d’images superflu. Dans son ensemble, c’est justement dans cet improbable mélange de styles que le film rate le coche. En dehors de l’esbroufe des séquences animées, les scènes de reconstitution cachent derrière des artifices de chef opérateur une fausse sobriété artistique : image vieillie, salie, noir et blanc d’usage pour la représentation « fidèle » du jazzy New York des années cinquante, qui n’en finira jamais d’être en noir et blanc dans l’imaginaire collectif. La naïveté visuelle l’emporte souvent sur l’ingéniosité de la mise en scène et vient miner le soin, réel, apporté autrement à la reconstitution historique.

Car, ces fautes de goût mises à part, Howl est une reconstitution minutieuse, respectueuse et très documentée des épisodes liés à la vie d’Allen Ginsberg et à celle, tumultueuse, de son poème. Le plus intéressant de tous ces événements étant le procès hautement kafkaïen qui interdit temporairement sa publication. Le reste aurait probablement constitué un meilleur documentaire, mais ce procès justifiait à lui seul un peu de théâtralité. On y voit l’accusation exiger d’un professeur de littérature qu’il décortique chaque formule, chaque transition du poème afin d’y déceler la moindre parcelle de subversion. Un témoin de la défense déclare : « Il est impossible de traduire la poésie en prose. C’est pour cela que c’est de la poésie. » Au final, chaque tentative par l’accusation de réduire le poème de Ginsberg à de vulgaires mots se heurte à l’implacable puissance poétique de l’œuvre. Cette habile explication de texte dissimulée en affaire de justice permet aux cinéastes de s’éloigner des habituelles dramatisations hollywoodiennes et de poser de vraies questions sur la portée et les intentions de l’œuvre d’art, sur la liberté d’expression d’un artiste. Outre le mérite de rappeler à la mémoire collective l’existence d’une œuvre majeure de la littérature américaine contemporaine, c’est cette remise en contexte du procès de 1957 qui donne au film sa vraie résonance actuelle. À l’heure où la délectation mercantile de la transgression a fini par faire rentrer l’indiscipline dans la norme, il est toujours agréable de redécouvrir de quelle manière les oeœuvres véritablement sulfureuses ont triomphé de la censure et de la médiocrité intellectuelle pour changer leur époque.


13 janvier 2011