Human Flow
Ai Weiwei
par André Roy
Human Flow, présenté au Festival de Venise en septembre dernier, est un long, très long (2 h 20) documentaire de l’artiste chinois Ai Weiwei, surtout connu grâce aux galeries et aux biennales d’art à travers le monde, qui l’ont exposé abondamment, ce qui ne l’a pas empêché d’être emprisonné dans son pays natal pour dissidence avant de s’exiler à Berlin où il est maintenant installé. Déjà auteur de plusieurs documentaires, donc Never Sorry (2012) où il s’en prend aux méthodes peu orthodoxes des autorités chinoises pour faire taire les critiques des citoyens, Ai parle donc d’expérience avec ce documentaire ambitieux sur les migrants, qui a requis plus de 200 collaborateurs et des voyages dans 23 pays. Pour aller à la rencontre de personnes déplacées (il y en a 65 millions dans le monde), il suit, entre autres, le périple dangereux et parfois mortel de Syriens vers la Jordanie et le Liban, de Libyens traversant plusieurs pays européens pour se diriger vers l’Angleterre et l’Allemagne, de Rohingya vers le Bangladesh, d’Afghans de retour du Pakistan où ils s’étaient réfugiés et de Mexicains à la frontière américaine. Ils sont donc des milliers à traverser ainsi les mers – dont la Méditerranée -, pour gagner la Grèce ou l’Italie, avant de se retrouver coincés à Istanbul et à Calais où ils ne veulent pas rester.
Ai Weiwei, se considérant lui-même comme un réfugié, jette un regard compassionnel sur ces millions de migrants remplis d’espoir dans leur détresse. Il a surtout voulu exposer le visage de cette migration, c’est-à-dire des individus et non des masses indifférenciées, en racontant leur vie de tous les jours. Pour ce faire, l’artiste choisit d’insérer dans ses plans de groupes parqués dans des camps et bravant le froid, la pluie et le vent, des portraits en pied d’hommes, de femmes et d’enfants qui sont autant de médaillons ou de caméos qui permettent d’incarner littéralement l’humanité en chair et en os. C’est cette mère avec son enfant dans les bras, cet homme qui fume une cigarette, cet enfant qui lace ses souliers – mais sur fond (comme on dit « fond de scène ») de misère et d’abandon. C’est une méthode qui rappelle l’exercice de Ai où, au Konzerthaus de Berlin, il a utilisé son propre corps pour recréer l’image – qui avait fait le tour du monde – du petit Syrien Aylan dont le corps avait été rejeté sur la plage. C’est ce même désir de l’artiste d’aller droit au but et de toucher le spectateur qui a sans doute inspiré ces plans immobiles comme pris par un Instamatic.
Mais ce n’est pas l’unique façon pour Ai d’aller au cœur de la crise migratoire. En s’éloignant des reportages succincts et surdéterminants de la télévision, il tente d’obtenir une image absolue de cette crise immense. Il évite les têtes parlantes (pas de témoignages en direct ni d’analyses universitaires) et opte pour des voix off d’exilés et des cartons situant lieux, dates et détails qui donnent une idée précise du nombre de personnes déplacées et de leur pays d’origine. On sent la volonté du réalisateur d’embrasser entièrement, d’un bout à l’autre du globe, l’univers migratoire et ses aspects dramatiques. Le cinéaste surligne cette volonté en se plaçant lui-même dans le cadre de nombreux plans, mais sans jamais prendre la parole. On peut s’interroger sur l’utilité de cette présence, sinon qu’elle dit le souci de sincérité de l’artiste millionnaire, connu par la jet-set internationale des arts visuels. Elle dit : « Croyez-moi ! » Mais cette présence se révèle totalement conceptuelle. Elle n’était finalement pas nécessaire tant le reste du film dit l’honnêteté de la démarche du réalisateur qui veut rappeler certaines valeurs politiques essentielles comme le droit d’asile.
Donc rien de plaintif ni de complaisant dans ce regard qui aurait pu effectivement tirer des larmes au spectateur. Rien de didactique non plus, qui aurait pu nous faire la leçon. Le film questionne, choque et nous émeut souvent, car l’auteur réussit à présenter une humanité délocalisée, vivant dans des conditions hygiéniques défaillantes, placée dans des camps de fortune parfois sans eau, soumise aux intempéries, et qui la privent de toute intimité. Une humanité humiliée et offensée, faut-il dire. Et dont le flux, est-il suggéré, semble ne devoir jamais s’arrêter. Là, dans ce constat accablant se situe la force du documentaire malgré certaines irritations que peuvent provoquer plusieurs choix tout autant esthétiques qu’idéologiques, dont le plus évident est d’accumuler des situations toutes à peu près semblables et entrainant la confusion, et dont le plus dérangeant est de mêler ce qui ne se mêle pas (par exemple l’intégration des Gazaouis dans cette migration, leurs conditions étant forte différentes des autres réfugiés). Comme dans les installations de l’artiste chinois, il y a ici un aspect titanesque dans la démonstration qui peut se révéler suffocant. Mais par sa façon de modeler ces flots humains, qui tient de la poésie et qui est la grande qualité de ce film visuellement très beau, Ai Weiwei montre en substance un monde souffrant, à l’agonie. En filmant le désastre à côté de nous, il nous fait comprendre les dimensions tragiques de cet exode de réfugiés autour du globe. Son film devient alors un appel militant.
2 novembre 2017