Hunger
Steve McQueen
par Helen Faradji
Pour les différencier, on évoque souvent les expériences bien différentes que font vivre le cinéma et le théâtre à leurs spectateurs respectifs. Au cinéma, l’écran joue son rôle de barrière symbolique et le spectateur reste protégé, assis confortablement dans le noir d’une salle anonyme. La magie d’un gros plan, le gigantisme des images, la démultiplication des sons, tout cela peut bien faire contrepoids, on lui demande tout de même moins d’attention. Au cinéma, on peut être paresseux. Pas au théâtre. Presque malgré lui, le spectateur doit s’impliquer. Il se doit d’être actif. Le vivant lui saute dessus, l’emprisonnant parfois, le libérant à d’autres occasions. La nuance peut paraître minime, elle est de taille.
Parfois, un film vient briser la routine. Hunger, premier long de l’artiste britannique Steve McQueen (non, non, aucun lien), caméra d’or du dernier festival de Cannes, est de ceux-là. Dès ses premières secondes, l’angoisse monte à la gorge. Dès ses premiers plans, les silences agrippent. Dès ses premiers cadrages, c’est physiquement qu’il vient happer son spectateur. Plus question d’être passif. Le film nous engloutit. Et il faut avoir le coeur bien accroché pour le supporter, pour accepter de s’immiscer aussi concrètement au cur des quartiers haute sécurité de cette prison irlandaise, la Maze, en 1981. Protestant contre le refus de la Couronne de leur accorder le statut de prisonnier politique, des détenus issus de l’IRA y mènent une grève de l’hygiène. Puis de la faim. Bobby Sands, leur leader, en mourra.
Rares sont les films qui ne laissent pas leur spectateur tranquille, qui le bousculent en l’éveillant, qui le sortent aussi violemment de son apathie. Le choc est bien sûr brutal. Nausée, dégoût, goût de sang dans la bouche, odeur de merde que l’on peut presque sentir, grains du mur en plâtre que l’on peut presque toucher : tout l’arsenal stylistique d’Hunger implique autant qu’il confronte. Impossible de rester de marbre devant ces plans graphiques, picturaux, esthétiques mais jamais esthétisants. Le cinéma aussi sait parfois nous tomber dessus comme une tonne de briques.
Et puis des affects purement physiologiques, la réaction devient vite émotive. C’est que McQueen a la caméra empathique. Subtilement, en filmant l’expressif et admirable de justesse Michael Fassbender en contre-plongée, en laissant un plan capter furtivement le regard bouleversé d’un gardien de prison devant tant de cruauté ou en multipliant les symboles christiques, tout son film déploie en effet une admiration non feinte pour le geste de résistance, pour la noblesse de l’engagement. Que les corps s’abandonnent à la souffrance, à la saleté, les âmes, elles, s’élèveront, le combat, lui, y gagnera. Un face-à-face aussi brillant que captivant entre Sands et le père Dominic Moran (formidable Liam Cunningham) détaillera même l’idéologie. « Freedom means everything to me. Taking my life is not just the only thing I can do, it is the right thing to do » expliquera le charismatique meneur.
Resserré autour de l’agonie de Sands dans son dernier tiers, Hunger perd alors un peu en transcendance. Comme si le cinéaste lui-même avait été effrayé par la puissance qu’il avait jusque-là réussi à faire prendre à son film. Comme s’il fallait faire revenir sur le champ de bataille les notions plus simples, moins éreintantes, d’héroïsme, de sacrifice individuel. L’expérience reste incomplète. Mais qu’elle existe avec tant de force, qu’elle ait redéfini avec autant de conviction les contours de ce qu’est une uvre de cinéma nous rassure autant qu’elle nous enthousiasme sur l’avenir de ce dernier.
16 avril 2009