I Am Not Your Negro
Raoul Peck
par Ralph Elawani
Miroirs exorbités de l’esprit d’un des plus éclatants fruits expurgés des entrailles de l’Amérique, les yeux de James Baldwin se sont refermés pour une dernière fois en 1987. Des yeux qui aujourd’hui, trente ans après le décès de l’auteur, nous renvoient à cette ligne de Shakespeare, citée par T.S. Eliot, dans The Waste Land : « Those are pearls that were his eyes ». Des yeux qui ont vu le meilleur, tout comme le pire. Un pire que plusieurs ont cru « inempirable », après la série d’assassinats de figures structurantes du militantisme afro-américain au milieu des années 1960 : Medgar Evers, Malcolm X, Martin Luther King Jr.
Proche ami de ces trois hommes dont les postures n’auraient pu différer davantage (Evers était membre de la NAACP, Malcolm X était un Black Muslim, et Martin Luther King Jr., un apôtre de la non-violence, associé à l’Église baptiste), Baldwin envisagea à la fin de sa vie de souder ce triptyque de martyrs dans un récit intitulé Remember this House.
Mais à peine en chantier, le frêle manuscrit devait survivre à l’auteur qui mourut à Saint-Paul-de-Vence, à l’âge de 63 ans, des suites d’un cancer des intestins. C’est à partir de ces menus fragments, ces quelques pages qui valent sans doute aujourd’hui les 200 000$ versés à Baldwin par son éditeur, à titre d’avance, en 1980, que le réalisateur haïtien Raoul Peck a élaboré I Am Not Your Negro.
Où commence le travail de Peck et où se termine celui de Baldwin dans cette œuvre qui s’attaque à la question fondamentale posée par l’auteur de Notes of a Native Son : « Pourquoi l’homme blanc a-t-il inventé le nègre » ? Bénéficiant d’un matériau qui dépasse considérablement la figure de James Baldwin, Raoul Peck s’inscrit dans le prolongement de la mission inquisitrice de son sujet.
Il reprend ainsi le flambeau de ce dernier dans un documentaire dont le succès est imputable à la qualité du montage d’images d’archives et à l’attention accordée aux traces laissées par Baldwin dans ses écrits – notamment la musique qu’il écoutait en travaillant, et qui sert en partie de trame sonore au film.
Œuvre dont le discours est porté par la narration de Samuel L. Jackson, I Am Not Your Negro se déploie donc grâce à deux voix – l’une off, celle de Jackson, l’autre in, celle de Baldwin – que Peck entremêle dans un même écheveau, en s’affairant à souligner à gros traits la persistance des tensions raciales au pays de l’Oncle Sam.
Un pari risqué, s’il en est un, puisque la qualité d’orateur de l’écrivain aurait facilement pu rendre fastidieux l’exercice de relecture de ses textes par un narrateur moins charismatique. Surtout si l’on considère la maîtrise des arts oratoires dont faisait preuve James Baldwin. Une compréhension du rythme, mais surtout de l’importance des demi-secondes ; l’apanage des grands orateurs, des sprinters et de certains trompe-la-mort, parmi lesquels le film nous enjoint de classer Baldwin, de par sa condition d’athée, d’homosexuel, d’Afro-Américain et de militant, dans une Amérique des plus divisée et prête à condamner les moindres écarts. En fait d’ailleurs foi une brève incursion dans son dossier tiré des archives du FBI.
Au-delà du discours porté par les voix de Baldwin et de Jackson, ce film, réalisé par l’ancien ministre haïtien de la Culture, brille par son recours à l’histoire du cinéma et la façon dont les Noirs y sont représentés. Un recours qui sert à la fois d’outil narratif et de support à un discours politique qui ambitionne de faire ressortir la vision de l’intégration propre à Baldwin. Comme il l’écrivait en 1963, dans Fire Next Time : « […] if the word integration means anything […] it means : that we, with love, shall force our brothers to see themselves as they are, to cease fleeing from reality and begin to change it. »
I Am Not Your Negro se doit d’être considéré comme un commentaire sur la place du nègre au grand écran, en tant que métaphore de la condition du citoyen de deuxième classe en Amérique. Peck s’assure à ce titre d’utiliser à bon escient les souvenirs de son sujet, de ses premiers amours pour Joan Crawford dans Dance, Fools, Dance (1931), jusqu’à son postulat voulant que la bipartition de l’expérience américaine se résume à deux choses : la gravité du ton de Ray Charles et la « grotesque tentative de recours à l’innocence » incarnée par Doris Day et Gary Cooper. Une assertion à laquelle le réalisateur ajoute son grain de sel, en accolant des images de la prude et bienséante Doris Day, dans le très léger Love Come Back (1961), aux clichés brutaux du lynchage d’Afro-américains. L’idée de la « vente du nègre » prend ainsi un sens qui transcende celui de l’entreprise esclavagiste et de l’usuelle opposition Nord-Sud (un cache-misère parfois un peu simpliste). Une opposition au sujet de laquelle Baldwin affirmait d’ailleurs que la seule différence résidait dans la manière dont on vous castrait d’un endroit à l’autre.
Raoul Peck réussit donc un film qui démontre avec force l’idée de continuité, notamment à travers les manifestations de racisme systémique auxquelles répondent divers mouvements de contestation. Un rapport entre passé et présent au sein duquel l’élément le plus inquiétant demeure le raccord quasi parfait qui s’établit entre les images d’archives et les extraits d’actualités récentes.
La bande annonce de I Am Not Your Negro
3 mars 2017