I, Daniel Blake
Ken Loach
par Céline Gobert
Presque vingt ans séparent My Name is Joe et I, Daniel Blake mais les enjeux et les formes du cinéma de Ken Loach sont restés similaires : replacer l’humanité et l’individu au centre du récit, du regard, de l’attention. Une attention qui n’est accordée ni à Joe ni à Daniel Blake, à qui l’on a coupé les aides sociales et que Loach, accompagné de son fidèle scénariste Paul Laverty, tentent de transformer en enjeu de cinéma, jusque dans les titres qui crient, de 1998 à 2016, « j’existe », « voici mon nom », « voici ce que j’ai à dire ». L’objectif, au fond, en effectuant des variantes sur un même thème depuis de nombreuses années (le plus souvent, la survie de laissés-pour-compte écrasés par un libéralisme impitoyable), est d’être plus fort que le système lui-même : respecter les pauvres, les considérer, les rendre visibles.
Au-delà de cette noble mission, déjà légitime en soi, les films du Britannique posent également une belle question de cinéma : comment tirer du plaisir de la répétition formelle ? La réponse est la clé de toute l’œuvre de Loach : c’est en s’abandonnant à la rencontre avec ses personnages que les spectateurs peuvent saisir toute la beauté de son cinéma, à cheval entre un socioréalisme quasi documentaire et un humanisme militant, érigé comme réponse aux sauvageries d’un système libéral qui n’a de cesse de grossir et d’avaler les moins nantis. Les vifs débats qui ont suivi son obtention de la Palme d’Or en 2016 à Cannes (deuxième Palme après Le vent se lève, dix ans plus tôt), paraissent d’ailleurs un peu stériles : l’engagement de Loach, sur des années, à dépeindre les différentes façons dont la toute-puissance économique annihile l’humanité de nos sociétés est l’un des exemples les plus forts en matière de cohérence idéologique et formelle que le cinéma ait connu.
Cette fois encore, la mise en scène de Loach se fait subtile, et s’impose dans la sobriété. I, Daniel Blake débute ainsi avec un simple écran noir, et une voix off. Une femme tente d’évaluer, d’une voix mécanique et dépersonnalisée, si le sexagénaire Daniel pourra bénéficier d’indemnités d’invalidité après sa crise cardiaque. Il voudrait reprendre le travail, mais son médecin s’y oppose. En bonne représentante d’un système qui ne voit plus les gens, la jeune femme s’obstine à lire son formulaire figé sans écouter les réponses du menuisier. Voilà la force de Loach : nous placer in medias res au cœur des méandres bureaucratiques et absurdes rencontrés par les chômeurs. D’ailleurs, plus tard, la seule professionnelle qui osera faire preuve d’un peu d’empathie envers Daniel, ne sachant pas utiliser un ordinateur, sera réprimandée. Le système n’aide pas les pauvres, il veut s’en débarrasser.
C’est dans ce centre d’emplois que Daniel rencontre une mère célibataire, Katie, après avoir pris publiquement sa défense. Comme dans My Name is Joe, Loach se centre très vite sur un duo homme/femme dont la relation sert tant des enjeux dramatiques que politiques. Katie trouve chez Daniel un genre de père de substitution, Daniel trouve chez Katie la possibilité de se rendre utile et de concentrer son attention sur quelqu’un d’autre que sur lui-même (ce qu’il faisait déjà auprès de son épouse malade et aujourd’hui disparue). Leur association tend à prouver également ce qui fait la force du cinéma loachien : l’entraide et la solidarité sont les seuls moyens de survivre et de s’opposer au système. C’est une autre constante chez le cinéaste : l’importance du clan dans l’épanouissement individuel, en opposition à l’individualisme généralisé, dérivé des politiques économiques en place.
Sur le plan narratif, le film prend la forme d’un chemin de croix où l’ennemi est une société culpabilisante dans laquelle le spectre de tout perdre pèse constamment sur les consciences, et les adjuvants sont toutes ces petites preuves d’humanité dont on peut encore gratifier autrui : lui construire un meuble, lui cuisiner un repas, partager du temps en sa compagnie. Il y a une séquence à glacer le sang au milieu du film : Katie, dans une banque alimentaire, ouvre une boîte de sauce tomate, affamée, et elle l’engloutit sans attendre dans une allée, avant de fondre en larmes. « Regarde-moi », lance-t-elle à Daniel, terrassée par la honte. Loin d’être obscène, la scène illustre exactement ce que le système voudrait cacher : une femme comme une autre qui perd pied, qui ne parvient plus à se nourrir. « Tu es incroyable, lâchée ici avec deux enfants. Tu n’as pas de honte à avoir », lui répond Daniel. Et c’est ce que dit le cinéma de Loach : les combattants sont beaux, et ils sont incroyables.
10 mai 2017