I SAW THE TV GLOW
Jane Schoenbrun
par Simon Laperrière
Ma porte d’entrée dans le second long métrage de Jane Schoenbrun implique les Calinours. Faites-moi confiance, ce lien est moins excentrique qu’il n’y paraît. Quelques jours avant de voir I Saw the TV Glow, j’ai découvert que The Care Bears Movie (Arna Selznick, 1985) était disponible sur la plateforme Tubi. Le souvenir d’une image troublante m’est subitement revenu en tête. Lorsque j’étais enfant, l’antagoniste de ce film d’animation m’avait grandement impressionné. Elle avait l’apparence d’un livre qui, une fois ouvert, révélait le crâne chauve d’une femme au teint vert. Pendant un court instant, j’ai voulu faire découvrir cette créature démoniaque à ma conjointe, mais je me suis retenu. Je me doutais qu’il serait peu probable que je retrouve ma terreur d’antan. Si nous avions regardé le film, je me serais exposé à coup sûr à une déception. Parfois, certaines œuvres de notre enfance gagnent à rester dans le passé.
Vers la fin de I Saw the TV Glow, le personnage d’Owen (Justice Smith, renversant) vit une situation proche de la mienne. Un service de vidéo à la demande lui permet de renouer avec The Pink Opaque, une série fantaisiste qu’il vénérait à l’adolescence. Owen est alors choqué de ne pas reconnaître l’émission tant aimée. Ses monstres ne l’effraient plus, son intrigue échoue à le captiver. Elle ne correspond plus à l’objet mental que sa mémoire a façonné. Pire encore, The Pink Opaque n’apaise plus son mal de vivre. La série a même l’effet inverse, lui rappelant plutôt l’impasse qu’est devenue sa triste vie.
Au fil des années, le sens qu’Owen accorde inconsciemment à ce feuilleton a muté. De récit émancipateur, il est devenu le symbole oppressant de la perte d’un être cher. Tout commence en 1996, alors qu’Owen n’a qu’une douzaine d’années. Lors d’une soirée à la polyvalente, il rencontre Maddy (interprétée par l’artiste non binaire Brigette Lundy-Paine). Immédiatement, le tempérament extraverti de cette étudiante queer fait ressortir le manque d’assurance du garçon. Au fil d’une conversation tendue, les deux jeunes finissent pourtant par tomber sur un centre d’intérêt commun : la série The Pink Opaque. Toutefois, alors qu’Owen n’en connaît que la bande-annonce, Maddy a déjà pu voir et décortiquer chaque épisode. Assumant un rôle de mentor, elle va ainsi guider son compagnon de fortune à travers une saga qui, à son avis, est beaucoup plus complexe qu’il n’en paraît. Une amitié se dessine alors timidement, ponctuée par des visionnements clandestins de la série dans le sous-sol de Maddy.
Jane Schoenbrun est l’un·e des observateurices les plus pertinent·es de la culture populaire. Dans son premier long métrage, We’re All Going to the World’s Fair (2021), iel évoquait avec acuité le phénomène des creepypastas (ces récits horrifiques partagés en ligne). Iel démontrait que l’engouement autour de ce folklore contemporain tenait autant, voire plus, à l’étrange vitalité d’une communauté d’adeptes qu’à la force des fictions proposées. I Saw the TV Glow s’impose comme le prolongement logique de ce film. Si Schoenbrun aborde le thème de la nostalgie, son approche diffère largement de celle d’un Quentin Tarantino, par exemple. Iel ne cherche pas à célébrer un genre ou une période révolue, explorant plutôt le lien intime et inquiétant qui unit un public à certaines productions. Chez Schoenbrun, le passé est une histoire de fantômes, les œuvres étant hantées par les traumas de leur génération.
D’où ce retour austère aux années 1990, que Schoenbrun dépeint à grand renfort d’espaces liminaux plongés dans une luminosité vaporeuse. Les personnages semblent ainsi flotter dans une banlieue anxiogène, prisonniers d’une illusion de normalité. Dans cette prison de zones résidentielles, la différence n’a pas lieu d’être. Quand Owen demande à ses parents la permission de regarder The Pink Opaque, son père (nul autre que Fred Durst de Limp Bizkit!) lui reproche de s’intéresser à une émission « pour les filles ». Or, la seule lueur d’espoir pour des jeunes qui n’entrent pas dans les cases du système est précisément cette télé qui brille. Elle sert de fenêtre vers d’autres mondes possibles, d’autres voies à suivre. L’ancrage du film dans le milieu des années 1990 est possiblement motivé par des considérations autobiographiques pour Schoenbrun, qui a 37 ans. Cela dit, la période évoquée est d’autant plus intéressante qu’elle a représenté un tournant pour la télévision américaine. À l’époque, plusieurs stations cherchaient à développer un nouveau marché démographique, celui des « jeunes adultes ». A débuté alors la grande ère de Buffy the Vampire Slayer (1997-2003) et Charmed (1998-2006), deux séries que The Pink Opaque pastiche ouvertement. Maddy et Owen forgent donc leur identité à partir d’une fiction qui, enfin, les interpelle directement. Féérique et coloré, l’univers de The Pink Opaque s’avère bien plus inclusif que le réel.
Tout comme We’re All Going to the World’s Fair n’est pas tout à fait un film d’horreur, I Saw the TV Glow est plus ou moins un film fantastique. Certes, dans les deux cas, on a affaire à une fuite ou à une disparition mystérieuse. Toutefois, dans la lignée de Picnic at Hanging Rock (Peter Weir, 1975), Schoenbrun cultive l’ambiguïté et emploie le surnaturel pour finalement se concentrer sur ce que la plupart des films préfèrent contourner. La nuit où Maddy fugue, Owen ne trouve pas le courage pour l’accompagner. Au lieu de suivre le personnage charismatique à travers son périple, le film reste du côté de celui qui reste en arrière. I Saw the TV Glow prend alors une tournure particulièrement déchirante.
En effet, le drame d’Owen va consister à faire du sur-place pendant des années, à ne pas assumer son genre, qu’il tente de dissimuler derrière le masque de la conformité. Contrairement à Maddy, il échoue à se libérer en surmontant sa peur de la haine d’autrui. En posant sur cet individu prisonnier de son corps un regard sensible et empathique, Schoenbrun rend ainsi hommage à celles et ceux qui se sont conditionné·e·s à la norme dans la souffrance. Lors des dernières minutes de I Saw the TV Glow, le visage larmoyant d’Owen exprime alors la tristesse de toutes ces âmes injustement marginalisées. Un cri du cœur aussi déchirant qu’essentiel.
31 mai 2024