I, Tonya
Craig Gillespie
par Elijah Baron
Il serait simple de ne voir en I, Tonya qu’une pâle imitation de Goodfellas. En effet, le film violent et drôle de Craig Gillespie couvre plusieurs décennies, est narré par des antihéros et déborde de travellings acrobatiques accompagnés par une bande sonore riche à souhait. Il ne fait pas de doute qu’en cherchant un point d’entrée pour explorer les pièges et les limites du rêve américain, le réalisateur australien a préféré emprunter des sentiers déjà tracés. Ceci dit, le film parvient à dépasser l’exercice de style référentiel grâce à la pertinence de ses observations, ainsi que la performance magistrale de Margot Robbie dans le rôle-titre.
L’histoire réelle de Tonya Harding, cette championne de patinage artistique disqualifiée à vie pour avoir supposément participé à un complot contre sa rivale, vient toucher une corde sensible de la société américaine actuelle. La grande réussite du film est de se consacrer avant tout au portrait psychologique et social de cette femme jadis méprisée qui s’attire aujourd’hui la sympathie d’une partie du public. Lorsqu’on la rencontre, elle n’a que trois ans, et déjà les patins aux pieds ; lorsqu’on la quitte, elle en a plus de quarante, et elle nous fixe d’un air accusateur, cynique et amer. Elle n’est jamais glorifiée, sa participation au crime qu’on lui impute, bien que remise en question, n’est pas niée pour autant. Toutefois, ailleurs que sur la glace, on ne sent jamais cette femme maitriser la situation. Elle est, sans vraiment s’en rendre compte, une figure passive dont le statut social et le conditionnement à la violence ont en grande partie déterminé le parcours.
Victime d’abus physiques et psychologiques de la part de sa mère, puis de son premier mari, Tonya perçoit le monde à travers le prisme de la violence. Cette idée est véhiculée par un mélange de registres : le récit est traité principalement sur le mode comique, ce qui peut choquer lors des scènes les plus difficiles, mais ce choix s’explique facilement par la normalité des évènements qui surviennent dans le quotidien de la protagoniste. Le point de vue n’est cependant pas toujours le sien, car d’autres personnages présentent aussi leur version des faits, et leurs témoignages se bousculent, allant parfois jusqu’à une adresse directe à la caméra. Lorsque la mère disparait brièvement de la trame narrative, elle ne tarde pas à ressurgir pour s’en plaindre. Le fait que le personnage de Tonya puisse perdre ainsi le contrôle de la trame d’un film qui se veut, de par son titre, autobiographique, ne fait que renforcer l’idée que son destin personnel lui échappe.
Ajoutons à cela les enjeux liés à sa célébrité qui contribuent à cette dépossession. L’image de Tonya Harding, telle qu’elle existe encore aujourd’hui dans la culture populaire, est une construction médiatique. Il est par conséquent logique qu’un journaliste figure parmi les narrateurs du film. Lorsque le scandale éclate, Tonya devient l’une des premières proies des chaines de nouvelles en continu qui sont apparues à l’époque, poussant les médias traditionnels vers le type de sensationnalisme qu’on associait jusqu’alors aux tabloïds. Pour satisfaire les besoins d’un public assoiffé de spectacle, les médias transforment la vie de la jeune femme en objet de consommation. S’effacent ainsi les nuances, et, avec elles, tout semblant d’objectivité (« Chacun a sa propre vérité », proclame Tonya dans le film), à mesure que les acclamations cèdent leur place aux moqueries et aux injures. Et ce cycle avance à une vitesse étourdissante, la presse survenue de nulle part s’évanouissant un jour comme un mirage pour aller couvrir d’autres infamies.
I, Tonya fait partie de plusieurs projets récents (citons entre autres O.J. : Made in America) qui s’emparent d’un scandale marquant des années 1990 pour le disséquer et voir ce qui se cache sous le cirque et le mélodrame. C’est souvent l’essence même de l’Amérique qui s’y trouve reflétée ; ou, du moins, l’un de ses nombreux visages. Issue de la classe ouvrière, Tonya ne correspond en rien à l’image que l’Amérique entend donner d’elle-même. Fille de mauvaise famille à la vulgarité ostentatoire, toujours vêtue de costumes faits maison, elle représente une Amérique profonde qu’on cherche à occulter à l’époque. D’emblée, elle se trouve donc, malgré son talent considérable, en mauvaise posture face à sa rivale, Nancy Kerrigan, également d’origine modeste, mais prête à se conformer aux autres.
Le caractère illusoire de ce rêve américain qui promet l’égalité des chances est ainsi révélé, et l’humiliation qui en découle pour Tonya est symptomatique de ce qui conduira plus tard à l’élection de Donald Trump, lui-même ex-vedette de téléréalité, ce qui parait loin d’être une coïncidence dans un tel contexte. Tonya semble revendiquer l’étiquette de redneck et de white trash qui lui est attribuée dès le départ, tout comme l’étiquette de « déplorable » sera plus tard revendiquée par les électeurs de Trump, en réponse au commentaire condescendant de Hillary Clinton. Sans faire de polémique, I, Tonya s’interroge sur la lutte des classes opposant les white trash et les « élites », personnifiées dans le film par les membres du jury sportif, qui ont pu contribuer à la marginalisation, voire la radicalisation d’une partie de la société. Cette lutte se joue aussi sur le terrain de la culture, et si la victoire de Trump n’a pas mené à l’accession de ses électeurs à la culture de masse, elle aura peut-être contribué sans le vouloir à l’apparition de portraits sociaux nuancés qui se font plus courants dans le cinéma populaire. Rien que cette année, à part I, Tonya, citons The Florida Project et Three Billboards Outside of Ebbing, Missouri.
18 janvier 2018