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Critiques

I Wish I Knew

Jia Zhang-ke

par Jacques Kermabon

La mise en scène des interviews qui s’enchaînent durant la première heure de I Wish I Knew, cette caméra qui ouvre les rencontres par des mouvements circulaires, le caractère si installé de l’ensemble donnent le sentiment qu’un autre réalisateur que Jia Zhang-ke aurait pu restituer de la même manière ces dix-huit témoignages recueillis si soigneusement. Ce n’est que plus tard, quand il fait entrecroiser ces mémoires individuelles avec des extraits de films du passé et qu’il rencontre Hou Hsiao-hsien, Zhu Qiansheng, qui a participé au tournage de La Chine, le film d’Antonioni, ou qu’il introduit son actrice fétiche, Zhao Tao, que la matière prend une tournure plus singulière.

Il s’agit de dépasser cette première impression et de se souvenir de l’importance que revêt, dans le cinéma de Jia Zhang-ke, la mémoire du son pays, le souci de préserver des traces d’un passé qu’une modernité à marche forcée lamine sans états d’âme. C’est tout à l’honneur du réalisateur de s’être effacé devant ces témoignages individuels, de nous faire entendre le plus distinctement possible ces morceaux de destins dont l’agencement recompose la multiplicité des strates de l’histoire de Shanghai et partant de la Chine. Il se livre à cet exercice sans aucun didactisme. Si un Chinois ou un connaisseur de l’histoire de ce pays s’y retrouve sans doute plus aisément, nous pouvons au moins saisir au passage la complexité de ces années où se sont enchaînés occupations, exodes, répressions jusqu’aux lois du marché d’aujourd’hui. Particulièrement édifiante est la façon dont la vie de cet homme a basculé, quand, sans aucune formation particulière, il s’est constitué une fortune en jonglant avec des actions dès la naissance de la Bourse.

Rarement le mot «témoin» n’a autant mérité son nom. Car, dans ces propos enregistrés, il s’agit bel et bien d’un passage de témoins. Les personnes, qui appartiennent à différentes couches de la population, s’expriment certes en leur nom propre, mais ont été aussi choisies car elles peuvent éclairer tel ou tel pan de l’Histoire en évoquant le destin de leurs ascendants. Cet homme a vu son père assassiné, celle-ci est la fille d’une gangster réputée, une autre celle d’un militant du Parti communiste chinois clandestin exécuté à l’âge de 24 ans…

Jia Zhang-Ke ne fait pas mine de faire le tour de quoi que ce soit. Modestement, il dépose sous nos yeux quelques pièces d’un immense puzzle incomplet, juste pour nous donner un aperçu, pour ne pas perdre la mémoire, pour ne pas couper les fils de l’Histoire.


9 janvier 2014