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Critiques

Ida

Pawel Pawlikowski

par Céline Gobert

Nous sommes en 1962, immergés dans le noir et blanc léché d’un paysage hivernal mélancolique. Ida (Agata Trzebuchowska), future nonne venant de découvrir ses origines juives, et sa tante Wanda (Agata Kulesza), ancienne procureur d’Etat dans les procès staliniens du début des années 50, sillonnent les routes enneigées en quête de réponses : qu’est-il arrivé à la famille d’Ida sous l’occupation nazie ? La vie a-t-elle le moindre sens ? Côte à côte, fantômes nazis et mal de vivre vont vite dévorer le road trip existentiel du duo féminin.

C’est la première fois que Pawel Pawlikowski fouille sa Pologne natale, après ses excursions dans la campagne anglaise (My Summer of Love) et le Paris nerveux et terne de La Femme du Vème. Conséquence ou non, il s’agit clairement de son meilleur cru – le plus maîtrisé, le plus intense. Ida prend la forme d’une parenthèse en vase clos qui, à l’instar des deux dernières œuvres du cinéaste, demeure collée à des personnages filmés sur le vif, en grand questionnement intérieur, sans cesse sous le joug de leur passion (cf. les amours entre filles dans My Summer of Love) ou de leur passé (voir la dérive de l’écrivain divorcé, incarné par Ethan Hawke, dans La Femme du Vème). Ici, Pawlikowski, en explorant conjointement les deux thèmes (cette passion qu’est la foi + le poids de l’Histoire d’un peuple sur un destin individuel), élève sa réflexion à un niveau supérieur. La forme se consacre d’ailleurs toute entière à illustrer ce conflit. L’espace et le décor, emplissant le plus souvent au trois-quart les plans fixes et décadrés, semblent hantés par tous les démons du passé polonais : antisémitisme, Seconde Guerre Mondiale, stalinisme. Ses protagonistes, eux, apparaissent constamment au bord de l’image, sur le côté, comme s’ils étaient écrasés par tout ce qu’il y a autour – les hommes, les dogmes, la Pologne ultra catholique, les violences et les barbaries de l’Holocauste. Par leur solitude, aussi. Métaphoriquement, ils sont au bord du précipice, comme sur le point de s’absenter, faibles et impuissants face au monde extérieur.

Du format carré aux couleurs grises de l’image, Pawlikowski déploie un formalisme rigoureux et dépouillé qui subjugue, qui hypnotise. Ida est un film qui se contemple, un film d’une beauté esthétique époustouflante. Bien que la photographie, signée Lukasz Zal, et la composition travaillée des plans confinent au sublime, le réel n’y est pas magnifié. Une noirceur infinie ne cesse au contraire d’en déborder. L’immobilisme sec des cadrages traduit à l’écran l’implacable froideur de la prise de conscience des deux femmes : le genre humain est monstrueux, l’existence est injuste, médiocre, absurde. « Et après ? », demande plusieurs fois Ida à son amant, la veille de prononcer ses vœux. Que reste-t-il après la chair ? Les morts ? L’amour ? Les lendemains ? Rien, absolument rien. Autant se jeter par la fenêtre, ou bien se faire nonne.

Pour autant, et même si cela peut paraître paradoxal, Ida n’est pas un film austère. Il est même traversé par des éclairs lumineux, jazzy, qui laissent respirer aussi bien les protagonistes que les spectateurs. Dans leurs gestes-épilogues, qui témoignent de leur résignation respective, Ida et Wanda trouvent un certain apaisement. Ces actes ultimes (que l’on taira pour ne rien gâcher) évoquent, chacun à leur façon, le lâcher prise désespéré des deux femmes face aux conflits qu’elles subissent (Histoire/individu, liberté/rigueur religieuse). En écho au noir et au blanc de l’image, l’infinie noirceur et la monstruosité de l’humanité côtoient alors une forme de résilience, et ce même dans l’anéantissement du soi et/ou de sa prétendue liberté. Logiquement, c’est pile à ce moment-là que la caméra, jusqu’ici obstinément fixe, s’agite pour la première fois dans un dernier soubresaut avant le noir, laissant Ida et Wanda rejoindre l’espace libre filmé par Pawlikowski depuis le début du film – l’intervalle où, peut-être, les fantômes contemplent les vivants. A moins que ce ne soit le contraire.

 

La bande-annonce d’Ida


26 juin 2014