I’m not there
Todd Haynes
par Philippe Gajan
Difficile effectivement, comme le disait mon collègue Édouard Vergnon dans le n°134 de la revue, d’échapper à une surenchère de superlatifs quand vient le temps de «dire» I’m Not There, l’immense (et voilà, je commence!) dernier film de Todd Haynes. On pourrait d’entrée de jeu envier Bob Dylan qui n’aurait pu rêver meilleure biographie (pauvre Johnny Cash et son pâle Walk The Line!). Non pas une biographie d’ailleurs mais six. Six vies que le réel disputera au fantasme tout au long du film. Six vies (incarnés par six personnages joués par six formidables acteurs), comme autant de tranches (de vies) ou de couches (un film multicouches, quelques 65 ans après Citizen Kane) mais aussi et c’est peut-être le plus remarquable, comme autant de façon de dire en cinéma celui de Haynes mais aussi ses «emprunts» à Fellini (celui de 8 ½) ou à Godard (celui des femmes) entre autres et en chanson celles de Dylan bien sûr l’Amérique, ses contradictions et ses abandons.
Car Todd Haynes pour sculpter cette biographie va se servir principalement de trois matériaux: les métamorphoses de Bob Dylan, celles de ses chansons et celle de son époque pour bien montrer que, à l’instar de ces six vies qui n’en font qu’une (les six facettes d’un dé à jouer), ces trois matériaux se fondent l’un dans l’autre, naturellement d’ailleurs puisque les chansons sont les passeurs à la fois entre l’homme et son temps, son rapport au monde, et entre le film et son spectateur (qui pourra d’ailleurs se payer le luxe d’aborder la chose comme fan exégète du Monsieur aussi bien que comme néophyte extra-terrestre). En fondant ces trois matériaux, Todd Haynes ne fait ni plus ni moins qu’oeuvre d’orfèvre, osant ainsi aborder l’infinie complexité de l’homme et de sa société. Cette complexité est autant belle et riche que nécessaire, tel est I’m Not There.
Pour affronter cette complexité, le cinéaste scénariste va tout d’abord dynamiter le récit. Non content d’avoir éclaté la personnalité de Dylan en autant de Woodie (Guthrie) / Arthur (Rimbaud) / Jude (Quinn) / Billy (The Kid) / Jack (Rollins) / Robbie ce qui, à bien y penser, pourrait passer comme une simplification, une «mise en catégorie», certes peu banale il va disperser la ligne du temps selon un mode que n’aurait certainement pas renié le regretté Deleuze. Après une première heure somme toute presque linéaire (les racines, l’arrivée au Village, l’ascension du «protest singer», etc.), la machine à explorer le temps s’affole et dès lors superpositions, ruptures, chocs et fondues s’enchaînent, et le film délire à son tour entre joyeux bordel sous acide et introspection maladive. C’est là que se révèle peut-être l’une des pistes fondamentales du film, en équilibre précaire désormais sur le sommet de la carrière de Dylan alors que le chanteur symbole de la rebellion de la jeunesse américaine au temps de la guerre du Vietnam et des luttes raciales tourne le dos à son succès et à ces «causes» qu’il était censé incarner.
Désabusé, le regard de Haynes alors qu’à l’instar d’un Dylan il semble baisser les bras devant l’infinie capacité de récupération de la société des puissants et des bien-pensants et que le ressac des années soixante pleines de bruits et de fureur fait place au vide intersidéral à peine peuplé par les fantômes grimaçants de Nixon et de ses sbires? Dylan s’est tourné par la suite vers la religion mais on peut préférer la version de Haynes qui le met dans la peau d’un Billy the Kid vieillissant qui, s’il a bien tourné le dos à sa légende et n’est donc pas mort (de mort romantique) sous les balles de Pat Garrett, revient à Riddle (!) affronter encore une fois la justice des puissants (pour perdre et fuir à nouveau).
Haynes est un iconoclaste, ce cinéaste qui nous avait donné ces brûlots baroques que sont entre autres Safe et Velvet Goldmine, mais un iconoclaste qui a fait du terreau populaire un terrain politique (d’où Dylan, icône s’il en est de la musique populaire «à textes») et qui sous couvert d’envolées débridées froidement et consciencieusement déboulonne les mythes. Ici, l’un des derniers grands mythes fondateurs de l’Amérique contemporaine: ces fameuses années soixante d’une jeunesse rebelle et politiquement consciente que I’m Not There balaye d’un vent de métamorphose… Et l’on pense à l’autre grand film américain en ce début de XXIe siècle, le Last Days de Gus Van Sant. Bob Dylan, Kurt Cobain… Dans Velvet Goldmine, il y avait Bowie.
29 novembre 2007