I’m not there
Todd Haynes
par Pierre Barrette
I’m Not There fonde en partie son attrait de départ sur deux éléments qui risquent fort d’ouvrir moult fausses pistes : on y parle de la vie et de l’oeuvre de Bob Dylan, et ce dernier y est incarné (en partie) par une actrice, Cate Blanchett. Cela étant, l’intérêt, la force, la beauté de l’oeuvre de Todd Haynes ne tiennent ni à l’un ni à l’autre de ces aspects, qui restent en bout de parcours assez anecdotiques en comparaison de l’extraordinaire travail de déconstruction qu’effectue l’auteur de Velvet Goldmine sur un récit mille fois ressassé, et qu’il réussit à faire paraître à la fois aussi parfaitement neuf que définitif par le miracle de l’intelligence et de l’inventivité dont il fait preuve. En fait, ce sont six acteurs qui incarnent tour à tour une facette de la vie de Dylan (le poète, l’acteur, le chanteur folk, etc.) à travers six histoires parfaitement autonomes tant du point de vue de leur fermeture narrative que du style qu’elles adoptent : il en résulte une vue kaléidoscopique non seulement fascinante, mais peut-être beaucoup plus juste que ce qu’aurait pu accomplir le point de vue unifiant et réducteur d’un biopic traditionnel. Car qu’est-ce que la vie d’une star, de toute star mais particulièrement celle du caméléon qu’a toujours été Dylan, sinon l’image diffractée, multiple, contradictoire qu’en offrent nécessairement les médias ? La grande intelligence de ce film et on peut le dire de toute l’uvre de Todd Haynes tient en ce sens à la manière dont il use de la représentation en toute conscience de la nature toujours déjà médiatisée des pans de réel qui constituent son matériau.
Peut-être qu’un bon point d’ancrage pour comprendre tout ce qu’accomplit I’m Not There sur les plans aussi bien idéologique qu’esthétique serait de le comparer avec l’immense succès de 1994, Forrest Gump : on retrouve dans les deux films une même insistance sur la culture populaire américaine, en particulier la culture musicale, la même évocation du tumulte des années 1960, avec en son centre les revendications raciales et la lutte contre la guerre du Viêt Nam, une même volonté également de saisir à travers le visage multiple et changeant d’une figure emblématique du dernier demi-siècle l’esprit d’une époque. Mais alors que Robert Zemeckis s’ingéniait par tous les moyens à rendre plus réel que réel une figure imaginaire (utilisant à cette fin son extraordinaire maîtrise des technologies numériques), Haynes fait exactement le contraire : il « déréalise » un individu pourtant très réel, Bob Dylan, et montre combien tout le mythe que l’on a composé autour de lui est en fait le produit du discours médiatique.
Toute sa vie, Dylan aura répondu à ceux qui tentaient de lui assigner une place dans le grand cirque de la pop music : I’m not there. Mieux qu’aucun autre, le procédé utilisé dans le film rend compte de cette ubiquité radicale en cassant le récit d’un parcours unilatéral et d’une subjectivité assignable une fois pour toutes, refusant dans le même geste l’idéalisation qui accompagne presque toujours le travail du biographe. On n’expliquera pas autrement la décision pour le moins inusitée de prêter à Dylan enfant les traits d’un jeune garçon noir, et à Dylan-le-traître (lorsqu’il passe du folk au rock) ceux d’une femme. Par delà le clin d’oeil évident qui trahit le penchant naturel de Haynes pour les diverses formes de distanciation, on peut difficilement imaginer meilleure stratégie pour suggérer combien le chanteur de Like a Rolling Stone fut souvent à son corps défendant le porte-parole de la plupart des grandes causes des années 1960.
Enfin, Haynes s’affirme ici encore une fois comme l’un des grands stylistes du cinéma américain contemporain ; car non seulement chaque « segment » du film raconte-t-il de manière presque autonome une facette du personnage Dylan, mais il le fait en adoptant pour chacun un registre cinématographique différent, passant du noir et blanc à la couleur, recréant des climats et des atmosphères propres aux lieux et aux époques qu’il aborde et n’hésitant pas au passage à pasticher les genres du cinéma américain le documentaire, le western, le drame social des années 1950 qui constituent en quelque sorte des « cadres naturels » pour accueillir ces récits. Il en résulte un propos dont on s’étonne de la richesse à mesure qu’il déploie ses multiples couches de sens, envoûté par ce génial enchevêtrement.
8 mai 2008