I’m Still Here
Casey Affleck
par Bruno Dequen
Depuis que Joaquin Phoenix avait annoncé en 2008 qu’il renonçait définitivement à sa carrière d’acteur pour se concentrer sur le hip-hop, la nouvelle avait provoqué un petit choc médiatique. Lorsque, quelques semaines plus tard, il déclara que son beau-frère Casey Affleck allait réaliser un documentaire sur sa nouvelle carrière, les rumeurs d’une supercherie sont apparues, encouragées par les performances (en concert, chez Letterman) parfois trop désastreuses pour être vraies. Finalement, le film a été présenté en première mondiale au Festival de Venise, et la plupart des critiques publiées à cette occasion ont été non seulement mitigées, mais surtout concentrées davantage sur la question de la véracité de l’entreprise que sur le film lui-même. Ne sachant quoi penser, la plupart des journalistes émirent une double opinion. Si le film était un documentaire, il s’agissait d’un portrait pathétique et dramatique (certains évoquèrent même la non-assistance à personne en danger). Si au contraire le film était une fiction, tous seraient prêts à louer la performance et le courage de Phoenix sans savoir quoi dire de plus.
Maintenant que la nature véritable du film est connue (Affleck a déclaré que le film était une fiction et Phoenix, qui en fait la promotion, a retrouvé sa forme, sa pilosité et sa nature d’avant’), il s’agit de se frotter enfin à ce drôle d’objet. Et force est d’admettre que les critères d’évaluation critique traditionnels ne s’appliquent pas à ce film. Car le film ne rentre dans aucune case. Pour preuve, dès que sa nature fictionnelle a été annoncée, l’interprétation la plus répandue a été celle d’une farce satirique contre le star-système, la télé-réalité et la surmédiatisation. Certes, ces thèmes sont présents dans le film, mais le ton général est, mis à part quelques moments amusants, beaucoup trop sérieux et dramatique pour que le film puisse être considéré comme une simple critique. Nous sommes très loin de Borat. De plus, il s’agit probablement de l’aspect le moins intéressant du film, car le moins original et pertinent. Faire en 2010 une critique de la surmédiatisation, ça a autant d’intérêt qu’un Sacha Baron Cohen démontrant avec force subtilité que des chasseurs rednecks sont probablement des gens à tendance homophobe. Bref, l’intérêt doit être ailleurs.
Dans l’hybridité assez novatrice d’une mise en scène utilisant le réel comme décor de fiction par exemple. Alternant scènes filmées lors d’émission et séquences documentaires’, le film se veut ancré dans une réalité palpable. Mais est-ce le cas? La maison hollywoodienne de Phoenix est-elle sa véritable maison? Idem pour son appartement new-yorkais. Même après les aveux du cinéaste, il est impossible de déterminer le vrai du faux dans la représentation effectuée. Le monde réel devient fictionnalisé, et la sacro-sainte distinction entre les deux genres de cinéma s’évapore pour laisser place à ce qui semble être une forme de performance art‘.
Mais justement, comment définir une telle performance? Ce n’est pas la durée qui impressionne. Après tout, le tournage a duré un peu plus d’un an et, s’il s’agit d’une fiction, on peut imaginer que Phoenix n’était pas constamment en train de jouer. Dans ce cas, un tel rôle n’est pas si différent d’un personnage dans une longue série télévisée. Mis à part le fait que Phoenix est allé jusqu’à jouer ce personnage publiquement lors d’apparitions savamment choisies. Là où la différence est plus marquée est dans la nature même du personnage, puisque Phoenix se joue lui-même. Encore là, ce n’est pas une nouveauté. Combien de séries ou de films dans lesquels des stars effectuaient des caméos dans leur propre rôle avons-nous vus? De The Player à Extras en passant par Curb your Enthousiasm, le caméo est un phénomène assez courant. Et il est la plupart du temps fondé sur deux principes : le personnage représenté est une fictionnalisation de l’acteur et le genre de prédilection est souvent la comédie. Or, I’m Still Here brouille les pistes sur ces deux plans : il est difficile de déterminer le vrai du faux dans le personnage Phoenix’, d’autant plus que le ton n’est pas drôle.
Au début du film, Phoenix donne probablement la clé permettant de décoder sa performance. Exaspéré par sa carrière d’acteur, il déclare ne plus vouloir « jouer le rôle de Joaquin Phoenix ». Tout comme son alter ego rappeur, l’acteur n’est ainsi qu’une autre performance. Il n’y a pas de véritable Joaquin, comme il n’y avait jamais de véritable Andy Kaufman. Toute représentation est nécessairement jouée. De ce point de vue sa performance’ chez Letterman n’est pas plus étrange que celles que font ses collègues chaque semaine pour présenter leurs films. Drôles, enthousiastes et heureux, il jouent tous le rôle de l’invité de Letterman’.
Et le film va plus loin, puisqu’il questionne la nature même du métier d’acteur. D’une part, à travers la déchéance dans laquelle tombe le Phoenix rappeur, il met en cause l’importance à accorder aux émotions personnelles dans la démarche artistique de l’acteur. Ce qui, mine de rien, vient jeter un regard critique sur toute la tradition persistante de l’actor’s studio et de l’héritage Strasberg, dont la théorie du jeu était fondée sur l’implication émotionnelle des acteurs dans leurs rôles. Pourtant, le film vient en même temps rendre hommage à cet héritage à travers l’investissement personnel et physique de Phoenix dans le rôle. Ce double discours décrit parfaitement le paradoxe de l’acteur. À la fois lui-même (il utilise son corps et s’inspire d’émotions réelles) et autre (il interprète des personnages), il se tient constamment en équilibre sur un fil ténu. C’est ainsi que le film prend véritablement toute son ampleur dramatique. Car, quel que soit la part de fiction et de réel dans le film, Phoenix a probablement dû descendre profondément en lui-même pour réaliser une telle performance. Ce qui justifie pleinement ce titre hommage au sublime film de Todd Haynes sur Bob Dylan. Oui, acteurs et chanteurs endossent constamment des personnages pour se représenter publiquement. Mais ces multiples identités n’ont d’intérêt que si elles proviennent sincèrement d’un même homme. En art, nous disent Dylan et Phoenix, je est nécessairement un autre.
23 septembre 2010