I’m Thinking of Ending Things
Charlie Kaufman
par Carlos Solano
Gilles Deleuze, dans sa célèbre conférence à l’école de la Femis à propos de l’œuvre de Vincente Minelli, lançait un sinistre avertissement sur la puissance dévorante du rêve. D’une voix grave et chancelante, il avisait : « méfiez vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu ». Être pris dans le rêve de l’autre, à sa merci et sans possibilité d’action, voilà le grand cauchemar dans lequel semble s’inscrire également le dernier film de Charlie Kaufman, I’m Thinking of Ending Things, lancé sur Netflix. Lucy, le personnage principal, envisage de mettre fin à une relation qui dure depuis seulement six semaines. Dans la voiture avec son copain, Steve, elle se rend chez ses beaux-parents. Composé de multiples couches et fidèle à la stylistique qui le caractérise, Kaufman construit un récit qui s’enracine dans la complexité stratigraphique d’un espace mental. Si la voiture semble avancer, la narration, elle, recule et anticipe, imposant une diversité de points de vue où il devient jouissif et impossible de déterminer si nous sommes dans une projection mentale, dans un mauvais rêve ou dans un souvenir qu’on gagnerait à oublier. En un sens, – difficile à établir tellement le film puise dans le répertoire de l’absurdité – I’m Thinking of Ending Things épouse la forme d’un road-movie, empruntant ses codes récurrents où le voyage signifie le retour au mythe, au foyer. Kaufman, conscient de ce qui hante au plus profond de lui-même le cinéma américain, parle d’une origine disparue qui se dilue sous les yeux de Lucy. I’m Thinking of Ending Things avance vers la mort, c’est-à-dire vers l’enfance, vers un passé dont il ne reste qu’un vague souvenir, chassé par les rouages de l’amour romantique. Livré au jeu de l’ellipse injustifiée, brouillant sans cesse la linéarité temporelle, le film de Kaufman donne l’impression de reculer dans le temps autant que d’avancer vers l’avenir.
Si l’essentiel de la narration se déroule à l’intérieur d’une voiture, lieu connu de la déchirure amoureuse au moins depuis le Voyage en Italie de Rossellini, c’est pour mieux effacer les repères spatiaux, donner l’impression que ce couple, étouffant et monotone comme la neige qui tombe sans trêve, est voué à rester enfermé dans l’invariabilité de ce cadre. En apparence, le film de Kaufman traite de l’isolement de ce couple, de l’épouvante du cadre amoureux ; en substance, I’m Thinking of Ending Things décrit les modalités par lesquelles la machinerie de l’amour romantique participe à l’effondrement de l’individu en société. Cette machinerie, formée d’une imagerie mensongère en grande partie transmise par le rêve américain, impose que les étapes qui suivent la rencontre amoureuse, le fameux coup de foudre, soient celles de l’isolement sociétal, du bonheur conjugal et de la frustration solitaire. Entièrement fondue dans la subjectivité d’un Steve de plus en plus violent, Lucy, dont l’identité et le prénom s’effacent au fur et à mesure que le film avance, vit l’expérience amoureuse comme une descente aux enfers sans issue ; elle ne tombe pas amoureuse, elle s’écrase littéralement. Le personnage de la mère, incarné par une Toni Colette stupéfiante, opère à titre de projection cauchemardesque, elle représente tout ce vers quoi la vie sentimentale de Lucy semble destinée, un éventail d’émotions contradictoires où la stabilité émotionnelle n’existe plus.
Film savant et décomplexé, peuplé de références intelligemment amenées, I’m Thinking of Ending Things doit beaucoup, par exemple, à la radicalité d’Inland Empire de David Lynch. Ici, la neige remplace la force défigurante des pixels lynchéens et, comme dans le cauchemar hollywoodien de Laura Dern, les personnages du film de Kaufman semblent habiter dans les coulisses sombres du rêve américain, dans ce qui est dissimulé sous les multiples couches d’un bonheur factice. Film bavard mais brillamment écrit, parfois agaçant à force de verbaliser les pensées des personnages dont la lucidité s’effrite parallèlement à leur chute identitaire, I’m Thinking of Ending Things n’oublie pourtant rien de la puissance de l’image et de la mise en scène, tantôt contrepoint à ce qui est formulé, tantôt objet de discours, comme lorsque le film se métabolise en comédie musicale où l’industrie hollywoodienne et la fiction de l’amour deviennent les deux faces sombres d’une même médaille. Une occasion pour Kaufman de confirmer qu’il est un immense cinéaste iconoclaste pour qui l’image est suspecte, source de projections et d’angoisses, danger, fausse promesse, levier critique.
28 septembre 2020