Critiques

Import / Export

Ulrich Seidl

par Pierre Barrette

Ulrich Seidl n’a pas l’habitude de faire dans la dentelle ; ses documentaires (Good News , Models, Animal love,  Jesus, you Know) comme son premier long métrage de fiction (Dog Days, prix de la critique à Venise en 2001)  proposaient une vue on ne peut plus frontale sur la misère humaine, la solitude, les laideurs de notre monde, dans un style percutant où se confondaient fiction et réalité, l’esprit documentaire et les élans de l’imaginaire habitant presque au même titre l’ensemble de son travail. Import/Export plonge dans le même univers glauque et présente avec la même acuité misanthrope les destins croisés d’une Ukrainienne et d’un jeune Autrichien. Olga, dont la vie s’enlise dans les décombres du marasme post-soviétique – elle est payée une semaine sur trois et  habite avec son bébé et sa mère un logement sans eau courante – s’exile en Autriche, alors que Pauli, sans emploi à Vienne, décide de suivre son beau-père, sorte de représentant de commerce, dans sa tournée des pays de l’Est. Les deux ne se rencontreront jamais, et Seidl ne fait rien pour lier –comme le ferait un scénario choral – ces trajets qui resteront singuliers jusqu’à la fin. Pourtant, ce dédoublement n’a rien d’artificiel ; il est ce qui donne au film son ampleur et sa respiration propres, la mise en miroir des deux histoires permettant tout un jeu de correspondances dont le spectateur reste, ultimement, le seul maître d’œoeuvre. Le procédé travaille également de manière fort efficace contre les clichés en démontrant la dimension universelle de l’indigence, qui se décline simplement sur un mode différent que l’on soit à l’Est ou à l’Ouest.

La métaphore qui traverse Import/Export – et dont la matérialisation violente dans le film n’a paraît-il pas plu au public de Cannes en 2007- est la prostitution. Avant de passer à l’Ouest, Olga travaille quelque temps dans la pornographie virtuelle (ce qui donne lieu à certaines scènes assez crues) ; et lorsque le beau-père de Pauli s’amuse aux dépens d’une prostituée, prenant ce dernier à témoin de sa perversité, la sexualité apparaît sous son jour le plus noir et le plus malsain. Mais la réalité de l’exploitation sexuelle n’est ni pire ni plus outrageante dans le film que celle de  l’exploitation économique : en témoigne éloquemment cette scène dans laquelle Olga, maintenant aide ménagère dans une villa autrichienne cossue, se fait expliquer longuement par la maîtresse de maison comment nettoyer à l’aide d’une brosse spéciale les dents d’un renard empaillé… Pauli, de son côté, se fait battre et humilier dans son emploi de gardien de sécurité avant d’entreprendre son périple à l’Est. Sans que jamais la démonstration ne soit didactique ou forcée, Ulrich Seidl trace donc un parallèle entre, d’une part, le monnayage des corps dans la prostitution et l’échange et l’exploitation économique de la force de travail, d’autre part. Et le message porte d’autant mieux que la réciprocité des situations respectives d’Olga et de Pauli invite à comprendre leur sort comme les deux versants d’un même problème général.

En guise de point d’orgue à cet argumentaire sur l’état du monde (!), le film se clôt sur les images d’une aile de vieillards –bien réels ceux-là, puisqu’apparaît, au générique, une petite croix à côté du nom de ceux qui sont décédés depuis le tournage – dont une femme qui répète inlassablement le mot « mort ».… Life’s a sh…, and then you die, propose le dicton : peu de raison d’espérer ici, en effet, puisque la lumière se fait si rare, les murs sont si opaques, les êtres tellement dépourvus d’amour. Et pourtant, cette misère et l’inconsolable tristesse qu’elle engendre, Seidl la filme en esthète, cadrant avec un soin excessif chacune des scènes, étirant la longueur des plans au-delà de leur durée normale et composant, à même la laideur, des paysages et des portraits stupéfiants. Une manière, probablement, de faire parler le mal d’être, la bêtise, la violence et de les couler dans un langage qui trouve de la sorte son expressivité maximale. Mais il s’agit aussi, par la médiation de l’art, de donner un sens à tout cela ; vraisemblablement est-ce là que se trouve la lumière dans l’œoeuvre de Seidl, une lumière qui se nourrit de la mort pour nous en consoler un peu.


21 août 2008