Critiques

INCROYABLE MAIS VRAI

Quentin Dupieux

par Apolline Caron-Ottavi

Ces dernières années, le prolifique Quentin Dupieux a enchaîné les films à un rythme de plus en plus soutenu, donnant l’impression de tourner comme il respire, dès qu’une idée décalée lui donne assez de matière pour le faire. Cette année 2022 voit donc paraître non pas un mais deux Dupieux nouveaux : Incroyable mais vrai et Fumer fait tousser (on ne sait pas encore ce que nous réserve ce dernier au moment d’écrire ces lignes).

Le Daim (2019) tournait autour d’une veste, Mandibules (2020) autour d’une mouche, et c’est ici une maison qui est au cœur de la discorde. Une maison un peu particulière bien sûr, dotée de propriétés insoupçonnées et presque vivante, comme bien des objets qui peuplent le cinéma de Dupieux depuis le pneu de Rubber (2010). On ne vous dira pas de quoi elle est capable, si ce n’est que la vie de ses heureux nouveaux propriétaires, Marie et Alain (Léa Drucker et Alain Chabat) va en être pour le moins bouleversée.

Dans Incroyable mais vrai, Dupieux pousse encore plus loin son sens de l’économie narrative : une incongruité se glisse dans un quotidien apparemment banal, et un cinéma de l’absurde se tisse autour, dépliant les répercussions humaines et discrètement philosophiques du problème. Ici, derrière une anomalie architecturale digne de René Magritte, derrière l’extraordinaire accablant des gens ordinaires, se cache l’épineuse question du temps qui passe – ou de l’espace-temps qui se contracte, comme vous voulez.

Évidemment, ce grave sujet du temps auquel personne n’échappe, Dupieux lui donne de prime abord des allures de bagatelle, en nous plongeant dans un huis clos domestique déjanté. On n’y croise guère que le couple principal, de plus en plus éteint, et un couple d’amis en visite (Anaïs Demoustier et Benoît Magimel), de plus en plus hystérique. Et pour cause : ces derniers détiennent fièrement l’autre secret surprenant du film, et il est cocasse. Si le premier mystère relève d’une anomalie métaphysique, le second est le fruit délirant de la technologie. Toujours est-il qu’il a lui aussi quelque chose à voir avec la négation du temps qui passe, de façon plus primaire encore – dans cette ligne narrative de second plan, l’humour devient volontairement graveleux. Sous couvert d’une caricature des traits les plus grossiers de l’orgueil viril, on n’a finalement peut-être jamais vu une satire aussi efficace du transhumanisme – orgueil humain cette fois, au narcissisme mortifère.

Le tourbillon des événements, quoique dénué de coup de tonnerre, prend ainsi un tour de plus en plus implacable et angoissant. Et si on jubile de retrouver Alain Chabat devant la caméra de Dupieux, cela va avec la part de détresse passive qu’il convoyait déjà avec son précédent rôle pour le cinéaste, dans Réalité (2014). Sa consternation de chien battu fait sourire jusqu’à ce qu’elle se mue en discrète souffrance, donnant un goût de plus en plus amer à la plaisanterie.

Car Incroyable mais vrai est peut-être l’un des Dupieux qui est le plus directement frappé de mélancolie. C’est l’histoire d’une quête de jouvence aux allures de suicide, d’une course pour gagner du temps pendant laquelle celui-ci s’envole irrémédiablement : un parfait conte de cinéma, une juste psychanalyse contemporaine, et le paradoxe ultime parmi la galerie de ceux que l’on trouve dans l’univers du cinéaste.

Depuis quelques films, l’émergence de personnages féminins chez Dupieux renouvelle certains motifs de son cinéma. Dans le Daim, Denise se faisait la complice de la folie de Georges. Ici, Marie est un alter ego de Georges mais son destin est plus solitaire : son compagnon ne peut en aucun cas la suivre dans son obsession car celle-ci est en partie liée à sa condition féminine, condamnée par les dictats de la société. Le discours peut sembler simpliste, mais la simplicité avec laquelle Dupieux pousse justement à l’extrême les conséquences de ce constat lui confère un écho tragique.

La tristesse frappe sur le tard, alors que le film s’emballe dans une envolée des images et du montage qui accélère le récit et force à prendre un recul soudain sur la farce potache. Il y a là toute l’ambiguïté qui habite le cinéma de Dupieux depuis ses débuts, avec son humour à double détente dont on ne sait pas toujours s’il faut vraiment en rire, tant la petite fissure qu’il crée ouvre sur un abîme. C’est peut-être pour ça qu’on ressort souvent un peu circonspect d’un Dupieux tout en ayant déjà hâte au prochain : on le quitte étourdi par sa façon de ne finalement rien prendre à la légère avec toute la légèreté du monde.


16 septembre 2022