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Critiques

INFINITY POOL

Brandon Cronenberg

par Mélopée B. Montminy

Décembre 2022. Le phénomène des nepo babies (pour « népotisme ») attire l’attention des jeunes internautes après la parution d’un article du média web Vulture. Les enfants de vedettes seraient légion à Hollywood et cette réalité – pourtant évidente – semble en choquer plusieurs. En cette ère de prise de conscience massive de la notion de privilège, ce constat explicite en quelque sorte la théorie sociologique selon laquelle certains groupes naissent plus avantagés que d’autres. Émotive et défensive, la réaction de ces enfants de stars semble unanime : c’est le déni et l’humiliation. Quelle serait leur valeur réelle dans ce milieu mû par une foi quasi inébranlable en la méritocratie ? Naître au sein d’une famille bien établie serait un cadeau empoisonné, car il faudrait davantage d’effort et de travail pour se faire considérer comme artiste à part entière. Soit. Or, il est indéniable que, bien qu’ils doivent « faire leurs preuves », ces fameux nepo babies partent avec une longueur d’avance en ce qui a trait aux connaissances concrètes sur les métiers de l’industrie du spectacle. C’est dans ce paradoxe, ce couteau à double tranchant, que semble naviguer le cinéaste Brandon Cronenberg, fils de celui qu’on appelle le maître du body horror. Dans son troisième long métrage, Cronenberg fils expose ses angoisses de créateur et met au défi son ego tapi dans l’ombre du père. Daddy issues et peur de l’échec font partie des thèmes d’Infinity Pool, œuvre envoûtante et déjantée, mais pas seulement. À vrai dire, ces thèmes s’entremêlent à ceux du sexe et de la violence, de l’hédonisme décadent et de la question du double.

À l’occasion de vacances dans un complexe hôtelier avec sa femme Em (Cleopatra Coleman), James (Alexander Skarsgård), un auteur piteux, fait la rencontre du couple formé par Gabi (Mia Goth) et Alban (Jalil Lespert), qui vient bouleverser son paisible mais pas si romantique séjour dans cet étrange paradis. La particularité du lieu tient par ailleurs du fait que l’hôtel, le Pa Qlqa Pearl Princess Resort, est clôturé et se trouve à Li Tolqa, un pays inventé au régime totalitaire situé en Europe de l’Est. C’est dans ce contexte rigide que ces nouveaux amis de séjour, tels des agents provocateurs, viendront influencer le protagoniste. La transgression débute ainsi, par un premier délit : celui de sortir du cadre barbelé de l’hôtel. Suivra, étape par étape, au fil de nombreuses tentations, le récit d’une descente aux enfers. À la suite d’un accident de la route dont James est le responsable et qui cause la mort d’un agriculteur, les touristes sont confrontés au système judiciaire pour le moins troublant de Li Tolqa. La punition réservée aux meurtriers est l’exécution, sauf, bien entendu, pour les mieux nantis, qui peuvent payer afin que l’on tue plutôt leur doppelgänger, créé de toute pièce dans l’unique but de prendre leur place lors d’une exécution publique. Cette ambitieuse prémisse du double tué par substitution serait apparue à l’esprit de Brandon Cronenberg sous la forme d’un rêve, qu’il aurait par la suite voulu développer. A-t-il réussi à honorer la promesse d’une intrigue aussi audacieuse ?

Le personnage de l’homme ridiculisé par son statut social dépendant des faveurs paternelles avait été exploré par le cinéaste dans son précédent film, Possessor, dans lequel on découvrait un type décrit comme « émasculé » car il aurait obtenu son emploi grâce au père de sa conjointe. Nous nageons un peu dans les mêmes eaux dans Infinity Pool. Le protagoniste, James Foster (dont le nom n’est pas sans rappeler celui de Charles Foster Kane, personnage éternellement associé à la quête de succès attribuée à des blessures d’enfance), est un écrivain minable vivant aux crochets de son épouse découragée. Il n’a publié qu’un roman, il y a six ans, et souffre du syndrome de la page blanche, pour lequel le voyage serait une tentative de remède. Il est également sous-entendu que son unique publication serait liée à sa femme, puisqu’elle est la fille de son éditeur. Cette virilité menacée fera de Foster une proie idéale.

L’ego abîmé de l’artiste en quête d’admiration et de validation est rapidement comblé lorsque Gabi, le personnage incarné avec force par la criarde Mia Goth, s’avère être une groupie lui faisant miroiter la possibilité de revitaliser son inspiration. Si James Foster incarne l’archétype de l’auteur en panne, Gabi est la parfaite prédatrice faussement candide, perverse et joueuse, rappelant en prime l’inquiétante Annie Wilkes, cette lectrice fanatique imaginée par Stephen King dans Misery. En plus d’être en jachère créative, l’écrivain subit les événements. Les choses lui arrivent, le victimisent. Il subit les charmes irrésistibles de Gabi, mais aussi le spectacle de son exécution sanglante par le – très jeune – fils de l’homme mort.

Le récit prend une autre tournure lors de la scène d’exécution, alors qu’est semée chez le protagoniste la graine d’une fascination pour la destruction de soi érigée en spectacle. Quelque chose se déclenche en lui. Foster vacillera dès lors entre dégoût et fascination, entre peur et pulsion. L’expérience sacrée de voir son clone se vider de son sang lui procure en quelque sorte une carte de membre chez les initiés, de richissimes hédonistes revivifiés par la mise en scène macabre de leur torture fatale. L’écrivain raté est donc invité à se joindre à ce clan informe qui s’adonne à des bacchanales aussi violentes que sulfureuses.

S’inscrivant dans une tendance actuelle à la critique sociale de la richesse sous la forme du voyage infernal, Infinity Pool se dissocie des Triangle of Sadness ou White Lotus, optant pour une caricature parfois subtile, parfois grossière, aux forts accents psychanalytiques. Le film est moins comique que d’autres œuvres satiriques qui se penchent sur cette classe aisée, et c’est peut-être tant mieux, au regard d’une tentative d’humour surannée comme cette image surgie de nulle part de juifs hassidiques aux nez phalliques portant des schtreimel inutilement opulents. Mais l’angle que préconise Cronenberg en se penchant sur l’immoralité et la transgression le démarque. La cruauté et la perversion qui animent cette bande d’autoproclamés zombies qui vivent au-dessus des lois fait d’Infinity Pool une sorte de fable sadiste. Et pour paraphraser le gérant de l’hôtel dans le tout premier épisode de White Lotus, si les clients fortunés ne sont en fait que de grands bébés à l’ego fragile, dans le long métrage de Cronenberg, ces bébés veulent jouer, et Li Torqa est leur terrain de jeu.

Les pistes de questionnement de Brandon Cronenberg sont multiples : réflexion sur notre rapport au spectacle, à la violence, interrogation sur l’identité et le dédoublement de soi, observation sur l’immoralité et l’excès… Ces divers thèmes se déploient, sans plaquer de diagnostic, à travers la répétition des scènes, dans une ambiance hypnotique agrémentée par la musique de Tim Hecker. Des flashs psychédéliques – faisant écho à une drogue rituelle offerte par Gabi à James, à la fois hallucinogène et aphrodisiaque – viennent cadencer le film, rappelant parfois l’état dissociatif et la sexualité angoissée du protagoniste de Lost Highway de David Lynch. Les masques traditionnels portés par les adeptes des plaisirs interdits, qui semblent cousus à même de la chair putréfiée, sont déstabilisants tant ils confèrent un inquiétant anonymat aux membres du clan. Le caractère labyrinthique du récit-cauchemar, cadencé par une alternance entre exaltation et confusion, est haletant. Or, malgré l’originalité de la proposition et l’étrangeté manifeste que dégage Infinity Pool, Cronenberg ne réussit pas tout à fait à livrer la marchandise. Il ne parvient pas à dérouter au-delà de la facilité, comme s’il se perdait dans les méandres de son propre labyrinthe, habité par la hauteur vertigineuse de ses ambitions. C’est ce que l’on ressent à la fin du film lorsque, malgré toutes les réflexions entamées par le cinéaste, la construction narrative se resserre finalement autour d’une préoccupation. On en vient alors à se demander si toute cette histoire n’a servi qu’à illustrer le cauchemar d’un homme en crise de masculinité.


15 février 2023