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Critiques

Inherent Vice

Paul Thomas Anderson

par Bruno Dequen

Inherent Vice est l’une des propositions les plus déroutantes du cinéma américain contemporain. Fresque labyrinthique et enfumée dans le Los Angeles du début des années 1970, cette première adaptation à l’écran d’un roman de Thomas Pynchon est un film hypnotique et ennuyant, ambitieux et vulgaire, complexe et apparemment superficiel. Inherent Vice est aussi loufoque mais moins drôle que The Big Lebowski, aussi désabusé mais moins cynique que The Big Sleep, aussi cool mais moins anticonformiste que The Long Goodbye.

Ces comparaisons inévitables suscitent de prime abord une certaine déception, et il serait tentant de classer rapidement le film dans le tiroir des accidents de parcours, des œuvres à l’ambition mal digérée, des pastiches inégaux. Pourtant, impossible de s’y résoudre. Est-ce l’évidente filiation que le film entretient avec les films précédents d’Anderson, qui écrivent petit à petit une histoire parallèle des États-Unis qui débuterait par le début du siècle de There Will Be Blood pour rejoindre, en passant par les années 1950 de The Master, les années 1970? Est-ce la maîtrise technique évidente dont fait preuve le cinéaste? Quoi qu’il en soit, la déception fait place à une réelle perplexité. Anderson sait manifestement ce qu’il fait. Mais que fait-il exactement?

Retournons au point de départ. Los Angeles, 1970. Comme souvent dans un film noir, ça commence par une femme. Alors qu’il rêvasse tranquillement dans son appartement, Doc Sportello, un détective privé hippie arborant la pilosité faciale d’un membre de Buffalo Springfield et la dégaine du Dude des frères Coen, reçoit la visite impromptue de Shasta, son ex-compagne aussi mystérieuse qu’ensorcelante. Pendant ce qui semble une éternité, cette dernière expose dans le moindre détail les raisons de sa venue devant un Doc aussi fasciné qu’hébété. Il s’agit de retrouver son compagnon actuel, un certain Mickey Wolfmann, promoteur immobilier qui serait – ou pas – disparu, enlevé – ou pas – par sa femme et son amant qui serait – peut-être – impliqué dans un trafic plus large. Cette première scène représente parfaitement l’ambiance du film, qui est constitué d’une série de discussions toutes aussi longues et abstruses les unes que les autres.

Assez peu motivé mais quand même intrigué, Doc ira donc à la rencontre d’innombrables personnages qui détailleront chacun à leur tour les multiples niveaux de fonctionnement d’une conspiration criminelle et nous ne comprendrons jamais grand chose. Sur sa route, Doc croisera ainsi le chemin d’une ex-junkie à la recherche de son compagnon musicien, d’un membre des Black Panthers qui connaît des néo-nazis, d’un dentiste désespéré accro à la cocaïne et aux jeunes filles, etc. Tout ce petit monde tourne autour du Golden Fang, une organisation criminelle qui donne également son nom à un voilier et qui possède une clinique de relaxation. Mais ce n’est pas tout! L’improbable enquête de Doc est constamment parasitée par l’omniprésent Christian « Bigfoot » Bjornsen, un policier ouvertement fasciste et accro aux popsicles qui entretient avec Doc – et les popsicles – une étrange relation d’amour-haine, qui rappelle celles présentées dans les deux films précédents d’Anderson.

Aussi juste soit-elle, une telle description donne l’impression trompeuse d’une farce burlesque. Mais rien ne pourrait en être plus éloigné qu’Inherent Vice. Anderson accumule les situations extravagantes, mais ne cherche jamais à pousser l’effet comique. Il construit plutôt son film comme une superposition improbable d’éléments en trompe l’œil. Ainsi, les dialogues sont d’une précision narrative et langagière qui ne les empêche pas d’être impénétrables. La conspiration occupe la plus grande partie du récit et n’est pourtant qu’accessoire. Or, si l’intrigue n’a finalement que peu d’importance, que sommes-nous supposés observer? En effet, malgré l’admiration que peut susciter la précision de la reconstitution historique, le film ne semble pas vouloir dire grand-chose de neuf sur cette période de transition entre les mouvements de libération des années 1960 et la désillusion paranoïaque à venir.

Toutefois, cette impression n’est fondée que sur le squelette du film, sur cette intrigue qui n’est finalement qu’un leurre. Même s’il aime ancrer ses films dans la grande Histoire, cette dernière n’intéresse le cinéaste que dans la mesure où elle lui permet de faire le portrait troublant d’individus singuliers. Aucun film ne pourrait approcher la scientologie de façon plus oblique que The Master. S’il semble en porter parfois les habits, Anderson n’est pas un cinéaste classique. La progression de ses intrigues l’intéresse moins que la portée fulgurante de scènes toujours plus énigmatiques. Le réalisme psychologique côtoie constamment l’envolée excentrique. Déjà dans Magnolia, lorsque le mélodrame social devenait trop envahissant, des grenouilles tombaient du ciel et tout le monde se mettait à chanter à l’unisson.

L’art d’Anderson réside dans la fascination durable qu’exercent ses scènes individuelles, toutes construites comme des oxymorons dans lesquels le ridicule côtoie le tragique, le grotesque est transpercé d’éclats sublimes, l’excentricité se teinte de tragique. Outre la finale de There Will Be Blood et son « I drink your milk shake » enragé, comment ne pas penser à cette chanson mystérieuse que chante Lancaster Dodd à la fin de The Master? Dans les deux cas, la puissance de l’interprétation n’a d’égale que la profonde étrangeté des actions. Des émotions contradictoires s’entremêlent et instaurent un trouble persistant. Inherent Vice regorge de tels moments. Bigfoot impatient qui se met à hurler en japonais dans un restaurant pour avoir d’autres pancakes. Une scène de séduction dans laquelle Shasta, totalement nue, semble aussi confiante que pathétique. Une reproduction vulgaire de la Cène, dans laquelle un personnage se déplace, telle une divine vision, pour prendre une pizza. Par l’irruption de phénomènes étranges, ou tout simplement par l’inclusion de comportements déroutants, Anderson parvient à insuffler une réelle singularité et un mystère à des personnages qui, sinon, demeureraient des archétypes. Son projet historique ne porte pas sur l’Amérique, mais sur les Américains. Pour atteindre cet objectif, il est primordial d’arracher les personnages à la prévisibilité de la grande Histoire. Véritable maître du gros plan, Anderson prend le temps d’observer attentivement ses personnages, mais ne cherche pas à les mettre à nu. Doc Sportello, Bigfoot Bjornsen, Lancaster Dodd, Freddie Quell, Daniel Plainview et Eli Sunday demeurent ainsi des énigmes qu’il est impossible de totalement déchiffrer, à l’image de ce test de Rorschach qui composait l’affiche de The Master. Nous pensions tout connaître des Américains. P.T. Anderson nous ouvre d’autres voies.

 

La bande-annonce d’Inherent Vice


16 janvier 2015