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Critiques

Inju, la bête dans l’ombre

Barbet Schroeder

par Bruno Dequen

Un an après le triomphe critique de son fascinant documentaire sur Jacques Vergès, L’avocat de la terreur, Barbet Schroeder retourne dans le domaine de la fiction pour proposer un thriller violent et sexuel se déroulant au Japon. Jusque là, tout semble aller pour le mieux. Non seulement le cinéaste continue d’explorer avec finesses les obsessions thématiques ayant marqué son oeuvre  (comportements extrêmes et ambigus, sado-masochisme, jeux d’illusion et mise en abîme), mais le cadre même du film est prometteur (un jeune acteur français populaire, un personnage inspiré par un célèbre romancier japonais dont l’un des livres est Inju).

Pourtant, la réception critique est plus que mitigée, le public ne suit pas (à peine 36 000 entrées sur Paris pour cette prestigieuse production française) et le distributeur québécois (Métropole, filiale de Mongrel Media), après deux représentations au Festival du nouveau cinéma, ne sort même pas le film en salle, optant pour une sortie directement en DVD digne du dernier film d’action de série z mettant en vedette Dolph Lundgren. Bien sûr, la question qui est sur toutes les lèvres est : Inju, la bête dans l’ombre méritait-il un tel traitement?

D’un point de vue purement cinématographique, force est d’admettre que le dernier Schroeder est un drôle d’objet qui ne convainc pas tout à fait. Pourtant, la prémisse est alléchante. Alex Fayard (Benoît Magimel) est un jeune auteur en tournée promotionnelle au Japon pour la sortie de son premier roman policier. Mais son véritable objectif est de rencontrer le célèbre Shundei Oe, auteur culte absolu du pays, personnage énigmatique que personne n’a jamais vu et source d’inspiration (voire même de plagiat) de Fayard. À peine arrivé au Japon, Fayard se retrouve victime de menaces, rencontre une sublime geisha et découvre un univers violent, pervers et trompeur. Comme toujours chez Schroeder, la mise en scène est d’une précision chirurgicale et le scénario d’une complexité jouissive.

Mais le film souffre d’un problème majeur : le ton. Alternant brillants pastiches (la superbe scène d’ouverture), personnages caricaturaux (et extrêmement mal interprétés : arrêtez Magimel pendant qu’il en est encore temps), retournements de situations à foison et dialogues littéraux d’un simplisme affligeant, Inju est à la fois un exercice intellectuel stimulant et le pire des téléromans. Film schizophrénique particulièrement irritant, Inju agace autant qu’il fascine, et cette incapacité du spectateur à catégoriser le film en fait un objet sinon réussi du moins digne d’intérêt.

Du point de vue de la distribution, on peut évidemment comprendre qu’une telle œuvre puisse poser un véritable casse-tête. Il est certain que nous ne sommes pas face à un produit aisément identifiable et donc facilement vendable. Soit, mais le fait de sortir une telle oeœuvre directement en DVD est une décision plutôt radicale qui mérite qu’on s’y attarde un peu. Pourquoi un distributeur refuserait-il de sortir en salle d’un film dont il a pourtant acheté les droits d’exploitation et se contenterait-il de produire un DVD bâclé sans aucun supplément ? Pourquoi prendre un film si c’est pour autodétruire sa carrière commerciale ? Cette décision n’est finalement que le dernier symptôme d’une maladie rongeant la distribution des films au Québec (mais aussi ailleurs). Cette maladie est l’Hollywoodite. Contaminant désormais le monde entier, ce fléau a pour symptômes le manque de vision à long terme (une vue, donc, ne dépassant pas 2-3 semaines d’exploitation), la peur bleue de l’échec (diminuée seulement par la confirmation du public cible), l’absence totale de prise de risque (impliquant nécessairement l’amour des formules toutes faites) et le manque de confiance dans le spectateur.  Ce terrible virus a réussi à détruire la quasi-totalité de la diversité cinématographique en salle, et il est d’autant plus dangereux qu’il n’empêche manifestement pas l’achat massif de titres sans vision ni stratégie. Dans de telles circonstances, il n’est pas surprenant qu’un objet aussi étrange et inclassable que le dernier film d’un cinéaste connu n’ait même pas trouvé le chemin des salles.  Après Woody Allen – dont le Cassandra’s Dream, d’abord sorti directement en DVD, a tout de même fini par être projeté quelques semaines au Cinéma du Parc suite à une ‘collaboration exceptionnelle’ entre l’AQCC et Séville – et Barbet Schroeder, à qui le tour?


27 août 2009