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Critiques

INLAND EMPIRE

David Lynch

par Carlos Solano

Lorsque David Lynch tourne Inland Empire en 2006, quelque chose est en train de changer dans l’industrie du cinéma. Agnès Varda vient de réaliser Les glaneurs et la glaneuse (2000), un documentaire sensible à la nécessité d’interroger le rapport des sociétés occidentales aux déchets qu’elles produisent. Varda filme avec une petite caméra DV, dont la légèreté autorise une plus grande liberté et mobilité : cette nouvelle technologie lui permet d’affirmer une nouvelle forme de subjectivité et, surtout, de produire des textures très bruitées et pixélisées qui résonnent avec les résidus dont il est question dans le film. Plus tard, en 2009, Hito Steyerl va publier « En défense des images pauvres », un texte fondateur où l’artiste plasticienne propose une lecture critique – et marxiste – de l’écosystème visuel contemporain dans lequel circulent de façon hiérarchisée des images de basse qualité et de très haute définition. C’est dans cet esprit que Jean-Luc Godard réalise Film Socialisme en 2010, synthèse de notre temps dans laquelle il propose de nouvelles associations de textures et où il invente par le montage une façon radicalement différente d’articuler et de confronter les images pauvres aux images riches. De façon accélérée, le tournant du siècle marque ainsi un retour en force de la réflexion sur l’amateurisme. Parallèlement, les artistes et cinéastes se tournent progressivement vers l’art contemporain, vers les formes installatives et muséales.

Lynch, attentif aux mutations de son temps, pressent ces importantes transformations au cœur de l’industrie. N’oublions pas qu’avant de s’affirmer comme cinéaste, Lynch vient des arts plastiques, ce qui explique d’une part son refus des conventions narratives et éclaire d’autre part son intérêt pour l’image comme matière. Dans Inland Empire, la fusion entre l’histoire du cinéma (d’auteur) et celle des arts plastiques atteint un sommet : le film s’inscrit dans le sillage d’un corpus précis que Lynch affectionne sans ambiguïté, celui de tous ces films qui, dans l’histoire du cinéma, ont fait de la crise de l’industrie hollywoodienne leur sujet, de Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950) aux imageries sataniques de Kenneth Anger ; sauf qu’ici la crise hollywoodienne est moins scénarisée qu’esthétiquement dévoilée : elle se manifeste plastiquement par le choix du pixel, du bruit, de la saleté esthétique, garantie par l’image miniDV qui contredit les textures maniéristes et glamoureuses des films antérieurs du réalisateur de Blue Velvet (1986).

Avec Inland Empire, qui ressort en salles dans une version « restaurée par le cinéaste », Lynch propose un film sans vernis, éloigné de la facture visuelle flamboyante qui l’avait consacré et lui avait permis, à quelques occasions, d’obtenir des succès publics malgré des récits très éclatés. Inland Empire n’a, a priori, rien pour plaire : obscur parmi les plus obscurs, disruptif sur toutes les échelles et volontairement laid, le film est conçu à un moment où Lynch est au sommet de sa carrière, ce qui donne rétrospectivement au film un air de synthèse, voire une dimension fortement testamentaire. Depuis 2006, Lynch n’a plus tourné de films. Des rumeurs ont pourtant circulé, y compris jusqu’à très récemment. Entre-temps, depuis sa sortie, la troisième saison de Twin Peaks est apparue sur les petits écrans, provocant un séisme au sein de l’industrie télévisuelle semblable à celui provoqué par les deux premières saisons dans les années 1990 : formes expérimentales diffusées à heure de grande écoute, carte blanche totalement délirante qui rend étanches, si ce n’est définitivement absurdes, les frontières entre le cinéma et la série.

Dans Inland Empire, Lynch reprend les choses là où son précédent film, Mulholland Drive (2001), les avait laissées : dans ces cris qui percent l’écran et qui renvoient toute chose, même l’insignifiant, à sa dimension cauchemardesque, à sa version monstrueuse. Il est partout question de monstruosité dans Inland Empire, dans ce récit (tentons le résumé) d’une actrice, Nikki (Laura Dern dans le meilleur rôle de sa carrière), qui obtient le premier rôle dans un film dont elle apprend qu’il est le remake d’un autre, polonais, inachevé et surtout manifestement maudit. Elle en sera la seule victime, engloutie par la malédiction du film original, jetée dans le sort d’un tournage qui rend impossible la distinction entre la vie et la fiction. Comme le Videodrome (1983) de David Cronenberg, il ne s’agit pas d’un simple brouillage entre le réel et sa représentation mais, cauchemar oblige, d’un impossible retour à la réalité. Comment quitter la fiction lorsqu’on y est entré ? Il ne fait pas bon vivre dans le monde de l’illusion, peuplé à en croire le film de Lynch de corps aux visages monstrueux, où il n’y a de logique que celle de raccords qui nous font arbitrairement passer d’un monde à un autre. Dans l’univers mélancolique et déraisonné d’Inland Empire, on pleure toutes les larmes de son corps devant un écran cathodique pixélisé, on pénètre dans les coulisses d’un plateau de cinéma pour ne plus jamais en ressortir, on erre sur les trottoirs d’Hollywood semés de toxicos, on assiste à des scènes de la vie conjugale d’une famille de lapins. Dans Inland Empire, l’image n’est plus reflet ou empreinte du monde, mais le monde lui-même ; elle ne donne plus accès au réel, elle nous en éloigne. Et c’est qu’on ne ressemble jamais autant à soi-même que lorsqu’on est un cadavre. C’était déjà l’idée de Maurice Blanchot, c’est le postulat ferme de Lynch, qui offre ici l’un des plus fidèles portraits que l’industrie hollywoodienne se soit donnés d’elle-même : une industrie à bout de souffle et mourante ; un cadavre qui révèle toute sa vérité.


10 mai 2022