Inland Empire
David Lynch
par Philippe Gajan
«Une histoire de mystère. Au coeur de ce mystère, une femme amoureuse et en pleine tourmente.»
Monumental et énigmatique Inland Empire! Peut-être qu’une critique du dernier film de David Lynch devrait s’arrêter là. Ou peut-être devrait-elle s’attarder sur le titre. À quoi ressemble donc l’intérieur de l’Empire lynchien en 2007?
Car, ne l’oublions pas les titres de Lynch ne mentent pas, ils sont simples et programmatiques, l’une des clés (la clé?) du mystère. Straight Story était bel et bien une histoire linéaire que «traçait» une tondeuse tracteur que pilotait Straight et Blue Velvet renvoyait à la chanson du même nom et dès lors à l’ouïe. Et Mulholland Dr., c’était Hollywood, ses fantasmes, ses zones d’ombre Va donc pour l’empire de l’intérieur. Devait-on s’attendre alors à la clé de toutes les clés, à la mise à nu de l’âme du génial cinéaste, qu’il nous ouvre son coeur et sa tête? Mettons par exemple le monde d’Eraserhead version sophistiquée, ludique et cérébrale, enchantée et cauchemardesque?
Commençons plutôt par le début. Le début est, lui aussi, toujours simple chez Lynch. C’est donc l’histoire d’une femme, Nikki. Elle est actrice, vit dans une somptueuse demeure et est mariée à un caïd. Il est jaloux et elle va tenir rôle de Susan dans un film avec un jolicoeur pour partenaire C’est fou les variations qu’un génie comme Lynch peut introduire à partir d’une trame aussi classique. Il y a d’abord cette étrange et inquiétante voisine qui semble douée de prescience, cassandre lynchienne comme l’était la femme à la bûche de Twin Peaks. Elle est emblématique du fait que l’on retrouve toujours des personnages lynchiens chez Lynch. Recyclage? Auto-citation? Bien plus que cela car Lynch repousse à chaque film les limites qu’il semblait poutant avoir lui-même déterminées. À ce compte-là, «lynchien» serait tout simplement synonyme d’invention sans limite. À tel point qu’Inland Empire ferait passer Mulholland Dr. six ans plus tard comme un simple roman-photo tant les propositions déroulées dans son dernier film vont plus loin, plus vite, jusqu’au vertige dont on pensait pourtant avoir été vacciné par Lynch. Chacun de ses films précédents ne semble qu’un brouillon, un canevas de base pour le suivant. Chapeau bas Monsieur Lynch pour avoir su inventer le nouveau cinéma à tout coup.
Alors qu’est-ce que le nouveau cinéma cette-fois-ci? Disons que si Einstein avait été cinéaste, il aurait peut-être pu rêver, sous acide et en proie au delirium tremens, à ce big bang d’espace-temps en collision constante. Le choc a pu peut-être être le même lorsque William Burroughs s’adonna à la technique du cut-up. Il aurait pu l’être également si Lewis Caroll avait écrit son Alice au pays des merveilles au XXIe siècle. Dans le cas d‘Inland Empire, on retrouve pourtant tout simplement à la base l’un des thèmes constant chez Lynch, celui des univers parallèles qui s’interpénètrent à la fois comme la tentative de saisir le régime des rêves et de l’inconscient et comme une gigantesque métaphore du cinéma et de l’art en général (Lynch est musicien). L’une des premières manifestations de ces dérèglements / dérapages (in)controlés d’espace-temps n’est-il pas lors du tournage du film (maudit) dans le film, Nikki qui se rêve Susan en train de dire une réplique? La folie dès lors la guette, une folie qui va se traduire par une descente aux enfers non linéaire, un peu comme si notre Alice allait explorer à son corps défendant l’ensemble des classes sociales, tour à tour grande bourgeoise ou prostituée. Dès lors, l’exploration vertigineuse de tous les styles et de tous les genres semble être celle de tous les possibles. On se croit dans un film d’horreur, on ouvre une porte pour basculer dans une comédie musicale. Une jeune femme vient mourir au cur d’une discussion sur un voyage en autobus après avoir croisé un chur (grec) de prostituées. Sans crier gare et sans raison apparente sinon celle de la perdre, on débarque au sein d’un sitcom joué par d’étranges personnages à têtes de lapin (la série web de Lynch Rabbits est également convoquée dans Inland Empire) et ainsi de suite, le déroulement du récit n’épousant aucune logique connue sinon celle de la réfuter, de la tordre: Inland Empire est bien le rêve / cauchemar du maître des songes.
À l’instar d’un rêve, on ne se souviendra probablement du film de Lynch que par flashes. Mais quels flashes! Hallucinant et halluciné, le voyage auquel nous convie le démiurge hollywoodien, grand metteur en scène de femmes (LA femme ou le fantasme?) devant l’éternel, en est un d’une richesse inouïe, un festin pour les sens et pour l’intelligence, tous en vrac, sans dessus-dessous, essoufflés au bout de trois heures denses, foisonnantes, essentielles : la plus belle et la plus indécente des orgies.
3 mai 2007