Inside Llewyn Davis
Joel Coen
par Helen Faradji
Il est de ces films devant lesquels le cœur bat et s’emballe. Sans qu’on lui ait rien demandé, sans même l’avoir prémédité. Inside Llewyn Davis, dernier-né des plus irréductibles conteurs du cinéma américain, grand prix du dernier festival de Cannes, est de ceux-là.
D’abord, parce qu’après des années de vache plus ou moins maigre (non, True Grit n’avait pas la virulence de Fargo, A Serious Man la cérébralité de Barton Fink ou Burn After Reading la fulgurance de Big Lebowski), impossible à nier : les Coen sont à nouveau là. Improbable combinaison d’amertume et de légèreté, d’humour et de désespoir, c’est surtout leur ton, si particulier, si unique, qui s’exprime à nouveau. Les fans sont ravis, les nouveaux-venus ne sauraient trouver de porte d’entrée plus accueillante à leur cinéma.
C’est bien là d’ailleurs un des premiers coups de génie d’Inside Llewyn Davis. Un homme, sa guitare et son chat… Autour de trois figures imposées, les deux frères tricotent une odyssée (le chat s’appelle Ulysse !) pour mieux réaffirmer l’essence de leur cinéma tout en réinventant ce dernier. Un coup de maître(s). Du neuf avec du vieux. De l’inédit avec du balisé. Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait différents.
Impossible, en effet, de ne pas voir cette chronique des mésaventures d’un chanteur folk dans le Greenwich pré-Dylan, comme un film-somme. Un film-vampire qui n’aurait besoin que de son propre sang pour se régénérer. Un film qui contiendrait tous les autres, mais qui, pourtant, saurait aussi trouver ce nouvel élan, cette nouvelle inspiration, ultimes preuves que les vrais grands ne s’assèchent réellement jamais. Travelling subjectif au ras du sol à la Blood Simple, étranger au chapeau à la Big Lebowski, groom d’ascenseur à la Barton Fink, seconds rôles délirants et trop vrais pour ne pas faire rire à la Fargo, ruelle brumeuse et inquiétante à la Man Who Wasn’t There… les clins d’œil se ramassent à la pelle, comme cette neige molle qui tombe sur le film et gèle les rêves de ses (anti-)héros.
C’est plus profondément encore qu’Inside Llewyn Davis réactive la sainte trinité de l’église coenienne. Par la présence du rêve, bien sûr, thème majeur de leur cinéma, ici convoqué par chaque début de séquence marqué par le réveil de Llewyn, par la structure même du film, celle de la boucle, hypnotique et fascinante, puis encore par cette idée d’un récit organisé comme une confrontation entre la réalité (le suicide de l’ex-partenaire de Llewyn, le manque d’argent, l’avortement de son ex) et les rêves de Llewyn (comment réussir, sans trahir son intégrité artistique ? Barton Fink se posait déjà la question…). Mais aussi par ce ton retrouvé, allègre et mélancolique, enfonçant un nouveau clou dans le cercueil de la possibilité même du rêve américain (et si ce mythe fondateur n’existait pas ?, semblent se demander tous les films des Coen) et par cette alchimie étrange et singulière que les frères opèrent en jouant à mélanger et à réinventer les genres (chronique musicale, portrait d’artiste raté, road-movie qui ne mène nulle part, film fantastique… Inside Llewyn Davis est tout ça).
Mais au-delà de ces ponts qui se dressent, au-delà de cette cohérence, de ce sentiment incroyablement réconfortant de retrouver ceux qui nous avaient manqué, Inside Llewyn Davis sait aussi marcher tout seul comme un grand, enchaînant les moments d’une grâce définitive.
Car Inside Llewyn Davis, au-delà de tout carcan, c’est d’abord un plan d’ouverture. Sublime et doux. Peut-être le plus beau de l’année. Un plan filmé de biais, proche du visage de Llewyn, yeux clos, cheveux hirsutes, assis sur la scène du Gaslight Café et entonnant sa complainte folk de sa voix rocailleuse et triste, tandis que la lumière cotonneuse et presque blanche, toute d’halos blancs, de Bruno Delbonnel (le français a remplacé le fidèle Roger Deakins), tempère l’amertume du moment.
C’est encore ce montage langoureux, enchaînant les scènes les unes aux autres par de délicats fondus au noir, comme des yeux qui se ferment. Un chat qui, filmé avec une tendresse absolue, deviendrait un chœur grec silencieux. Des dialogues d’une finesse remarquable même dans l’insulte (« you’re King Midas idiot brother » lui assènera une Carey Mulligan enfin poussée hors de ses retranchements de jeune fille blonde et charmante). Une étrangeté constante mais jamais inquiétante. Une musique, classiques folks réaménagés par T-Bone Burnett, qui prend aux tripes. C’est encore John Goodman en jazzman décati, le grand échalas attachant Oscar Isaac et ses faux airs de John Turturro, Garrett Hedlund en James Dean taiseux et taciturne…. C’est regarder en arrière, vers ce début des années 60, habituellement époque de toutes les utopies, sans aucune nostalgie, mais pour dire l’atemporalité des questionnements existentiels (réussir sa vie, qu’est-ce au juste ? vaste interrogation)
Bien sûr, Inside Llewyn Davis n’a pas la rigueur de 12 Years A Slave, l’évidence de La vie d’Adèle, la mélancolie trash de Spring Breakers. Mais il est assurément le film-cocon de l’année. Le chouchou. Le genre qui avance à pas feutrés, l’air de rien, mais dans lequel on se sent bien. Instantanément. Le genre devant lequel on frissonne. De pur plaisir.
Car Inside Llewyn Davis est surtout un film qui rend heureux. Même s’il joue de toutes les nuances de gris, même si le doux-amer s’y invite sans relâche, même si sa délicatesse se nourrit sans cesse de désenchantement. Il est un film simple, sans agressivité, sans poses. Un beau film, tout simplement, qui, par la bande, nous rassure aussi sur l’état du monde. Parce que savoir que là, quelque part, les Coen sont là pour nous raconter des histoires, c’est aussi croire, comme un enfant croit au père Noël, comme un artiste croit que son big break est à venir, que tout n’est pas perdu.
La bande-annonce d’Inside Llewyn Davis.
24 Décembre 2013