Inside Out
Pete Docter
par Marco de Blois
Woody Allen avait eu l’idée de transformer en personnages les fonctions internes du corps humain dans un sketch célèbre de Everything You Wanted To Know about Sex (1972). Le réalisateur-acteur s’y était d’ailleurs attribué le rôle d’un spermatozoïde. Le concept derrière Inside Out, le plus récent Pixar-Disney, où les émotions ressenties par une jeune fille sont incarnées par cinq personnages de couleurs et de tempéraments différents, n’est donc en soi pas entièrement neuf. Bien sûr, les grivoiseries à la Woody Allen première manière auraient été ici déplacées. Inside Out est un divertissement familial et, qui plus est, un blockbuster. De fait, il faut comprendre ici le mot « familial » de deux façons : un film pour la famille et un film de famille. En effet, aussi bien Inside Out tente de plaire à toutes les tranches d’âge – de la progéniture aux grands-parents – et aussi bien a-t-il en son cœur la cellule familiale dans ce qu’elle a de plus essentiel et sacré selon une certaine mythologie américaine.
Pete Docter retourne sur le terrain de l’intime intergénérationnel, lui qui avait réalisé Up! (2009) sur la relation entre un jeune garçon plein d’entregent et un vieillard veuf et acariâtre. Inside Out étonne toutefois par la volonté d’y faire tenir ensemble conformisme et exubérance autant esthétiques que graphiques, ce qui n’est pas sans provoquer un certain déséquilibre. La représentation de la jeune famille (papa et maman dans la trentaine, fillette préadolescente) constitue ce que le film a de plus prévisible. Pour qui fréquente Pixar depuis quelques années, les codes de la représentation psychoréaliste apparaissent ici pleinement assimilés. Le résultat repose sur un mélange égal de ruse et de savoir-faire : les personnages ont une âme à défaut de réellement percer l’écran, ils appartiennent à la classe moyenne, ils sont tous en rondeurs lisses et bienveillantes. Il faut croire que le public cible, ainsi introduit dans sa zone de confort, est tenté de s’y reconnaître. Au vu du succès du film, tout porte à admettre que ça marche.
Résumons : une famille heureuse du Minnesota déménage à San Francisco en raison d’un nouvel emploi du père. Riley, la fillette, âgée d’onze ans, s’acclimate très mal à ce changement, à ce passage de la campagne à la ville et au nouvel environnement, ce qui entraîne une crise familiale dégénérant jusqu’à la fugue. Ce changement radical dans la vie d’une enfant apparaît comme la métaphore du passage de l’enfance à l’adolescence. S’appuyant sur cet argument, le film dépeint les montagnes russes émotionnelles de Riley à l’aide de cinq personnages incarnant chacun une émotion : Joy, Sadness, Fear, Disgust et Anger. Quand le film bascule dans ce nouveau registre, le ton très caricatural adopté pour décrire ces tourments intérieurs, appuyé par le concours de voice actors faisant preuve de bagout, fait nettement contraste avec le psychoréalisme familial. Se remarquent alors le talent indéniable de Pixar pour la création de personnages forts et hauts en couleur, l’habileté des animateurs à composer des gestuelles crédibles et enlevées, une mise en scène à la fois souple et spectaculaire. L’environnement intérieur de Riley ressemble à une sorte de Disney Land tantôt féérique, tantôt glauque; tantôt somptueux, tantôt vulgaire; le pouvoir d’évocation des décors est puissant. Et puis, il y a ces moments de décrochage qui ne sont que pur plaisir et intelligence : nous faisons ici référence à la scène où Joy, Sadness et Bing Bong (l’ami imaginaire de la protagoniste) pénètrent dans le monde de la pensée abstraite : les animateurs prennent à ce moment la notion d’abstraction au pied de la lettre, introduisant de l’animation abstraite dans un long métrage industriel, transformant les personnages en constructions cubistes, puis en taches biomorphiques. La fusion de deux souvenirs principaux (core memories dans la version anglaise) et de deux émotions antinomiques (la joie et la tristesse), qui survient après la réconciliation finale, est une trouvaille scénaristique de même qu’une évocation de ce que sont le montage cinématographique et le cinéma lui-même, en ce sens que les images y prennent un nouveau sens en fonction du contexte.
Le contraste fort entre le psychoréalisme des scènes familiales et la fantaisie du monde intérieur de Riley apparait nettement revendiqué. Toutefois, il résulte fatalement de cette décision une œuvre bancale, mais souvent traversée de réelles fulgurances. Inside Out n’est pas « le film pour enfants » typique. Assisterait-on à un changement de paradigme ? Il y eut une époque où les studios, ciblant le public jeunesse, émaillaient les productions de quelques gags « adultes » afin de convaincre les parents d’accompagner leur marmaille au cinéma. Inside Out, par son insistance sur la problématique familiale, semble renverser ce paradigme : il s’agit d’un film paraissant conçu pour intéresser et émouvoir un public d’adultes, mais qui est truffé de fantaisies nombreuses pour amuser le jeune public en attendant que papa et maman sèchent leurs larmes.
La bande-annonce d‘Inside Out
9 juillet 2015