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Critiques

Insitu

Antoine Viviani

par Apolline Caron-Ottavi

    Insitu est un projet documentaire, réalisé et produit par Antoine Viviani et coproduit par Arte, qui a été conçu à la fois pour le cinéma et pour le web. Ayant reçu en 2011 le prix du Best Digital Documentary au prestigieux festival de documentaires d’Amsterdam, le IDFA, Insitu nous interroge tout particulièrement sur la façon dont le cinéma et internet dialoguent. Toutes sortes de questions sont posées par ce champ nouveau : qui voit ces films et quelle est leur forme spécifique? Dans quelle mesure sont-ils interactifs ? Et surtout, comment appréhender ces créations hybrides en tant que spectateur, ou en tant que critique ?

Le site Insitu est composé de trois parties : une partie informative, le blog, délivre les actualités et divers articles liés au projet ; et deux parties « créatives », le film et la carte. Le film est le fruit du projet en tant que tel, et déroule son heure et demie le long d’un time-line, ponctué de points interactifs qui renvoient à chaque début de séquence. La carte situe dans l’espace mondial chacune des interventions d’artistes comprises dans le film, et bien d’autres encore, sa capacité étant illimitée. En choisissant un pays, en cliquant sur une image, on peut explorer un à un ces projets, découvrir leurs auteurs, leurs propos. Insitu construit alors, au gré des séquences, une ville composite et unique, et réinvente la ville occidentale, en nous faisant découvrir des artistes, des architectes, des philosophes, ou parfois de simples citadins, qui tentent de se réapproprier la ville, à Berlin, Paris, ou en Espagne. Toutes ces démarches ont en commun une approche marginale de la cité, un intérêt pour son envers, ses recoins, ses non-dits, à l’image de Philippe Vasset qui explore méticuleusement toutes les zones laissées « blanches » (sans indication aucune) sur la carte de Paris, ou bien un désir de bousculer son apparence ordonnée, de réveiller et intriguer le regard des passants.

En première observation, notons qu’Insitu semble renoncer à l’« interactivité » telle que de nombreux projets web l’entendent actuellement, soit faire intervenir l’internaute à l’aide de sa souris à travers des « activités » souvent un peu vaines, qui ne modifient en réalité que rarement le cours du programme. On se demande toujours qui prend réellement le temps de les explorer, et si cette interactivité fait vraiment sens. Insitu ne propose pas une participation de ce genre : en 90 minutes de film, l’unique véritable « interaction » à laquelle peut se livrer le spectateur consiste à cliquer sur les visages des passants dans le métro, pour entendre ce qu’ils pensent dans leur for intérieur. Ce jeu auquel nous nous sommes tous un jour livrés en prenant réellement le métro – scruter les visages et deviner ce qu’ils cachent – perd d’ailleurs nécessairement de sa saveur dès lors qu’on vous impose des phrases et des pensées… Néanmoins, le principe n’est pas tiré par les cheveux, et l’idée s’aligne parfaitement dans le projet général d’Insitu : se réapproprier la ville.

L’« interaction » est donc ailleurs. Insitu propose surtout des liens qui apparaissent sur les bords de l’image, indiquant le nom de l’auteur et parfois une brève ligne d’explication, et qui renvoie aux éléments de la « carte ». Lorsque l’on clique sur les mentions « en savoir plus » en dessous des noms des artistes, on est souvent déçu de ne trouver qu’une photo sous laquelle un lien redirige vers un blog ou un site extérieur. Les explications ou les indications font donc parfois défaut sur le moment même. Mais c’est aussi cela qui est intéressant : le projet Insitu repense les notions de découverte et de lecture en fonction du web. Il incite sans cesse l’internaute à aller voir plus loin, et ne lui offre pas tout dans l’immédiateté, notamment en laissant une part de mystère sur les performances de certains artistes.

La forme d’Insitu est paradoxale, et oblige le spectateur à décider par lui-même de sa conduite : il est à la fois un vrai « film », monté et pensé dans une continuité (vous ne saurez, par exemple, à qui appartient la voix off espagnole dans le métro que lors d’une des séquences finales), mais semble néanmoins conçu pour que l’internaute y « picore », en allant directement à un point précis ou en s’échappant du film pour approfondir sa découverte d’un artiste. Nous sommes sans cesse confrontés à notre propre curiosité, et le projet nous oblige en réalité à prendre le temps, ce qui est encore peu habituel sur le web : laisser filer les images ou interrompre leur flux, revenir en arrière, réécouter, attendre pour comprendre, faire des allers-retours du film à la carte…

C’est au spectateur internaute d’explorer cette ville imaginaire, de faire ses choix de séquences, de se déplacer sur la ligne temporelle du film. C’est là que se situe la véritable « interactivité ». C’est là aussi une possibilité nouvelle offerte par la forme web: le documentaire n’a plus à se débattre avec sa forme naturellement fragmentée, il peut assumer pleinement d’être composé de cellules, de bifurcations, passer d’un sujet à un autre. Mais c’est ce dernier point qui nous amène aussi à nous interroger sur la nature de ce genre de « film » : Insitu est certes un véritable exercice documentaire, mais peut-on le considérer comme du « cinéma » ? Ou à l’inverse, s’il est bel et bien un film, en ce cas tout à fait appréciable sur grand écran et dans sa longueur, sans « interaction », la version web du projet apporte-t-elle alors encore quelque chose à la forme, quelque chose d’autre qu’une interface permettant d’« en savoir plus » en renvoyant au reste de la toile? Ici demeure une zone d’incertitude, mais elle n’enlève rien à la qualité de réalisation d’Insitu, et contribue même à le rendre d’autant plus intrigant pour notre regard de novice.

 


16 février 2012