Je m'abonne
Critiques

INTERCEPTÉS

Oksana Karpovych

par Robert Daudelin

L’image idyllique d’une petite fille sur une balançoire accrochée au grand arbre voisin d’une route qui se perd dans la campagne est bien trompeuse : cette petite fille habite un pays occupé, dévasté, vidé de ses habitants. C’est l’Ukraine en 2023. Et c’est encore l’Ukraine en 2025.

En 2022, les services ukrainiens de renseignement ont mis en ligne des centaines de conversations récupérées sur les téléphones portables de soldats russes stationnés sur le sol ukrainien. Ces conversations, de nature essentiellement privée, convient mères, fiancées, parents et amis qui veulent savoir comment ça se passe pour le soldat; s’il a tué beaucoup d’ennemis; s’il est bien nourri; si la guerre va bientôt finir; s’il va rentrer, comme prévu, d’ici quelques jours… La banalité, l’ennui sont au rendez-vous; l’horreur ordinaire de la guerre aussi.

À ces conversations, Oksana Karpovych associe des images de l’Ukraine occupée : villages vidés de leurs habitants, maisons saccagées, cratère du centre-ville, champs en friche, ponts sectionnés, tanks abandonnés. Paysage accablant qui parle de destruction, d’occupation, de haine. Ce dialogue n’a rien de mécaniste : il ne s’agit pas d’opposer l’image d’un salon et de son piano démoli aux propos du soldat qui en est peut-être responsable; il s’agit, plus subtilement, de créer un lien troublant entre ces deux moments saisis dans le mouvement de l’histoire.

Le concept est simple : provoquer une rencontre impossible entre une parole privée et des images publiques pour dire l’horreur que leur confrontation recèle, car ces propos sur le mode familier sont souvent d’une crudité à faire frémir – la mère qui partage avec son fils le plaisir de tuer ces « nazis » et le soldat qui se vante d’avoir torturé en étant les exemples limites. D’autres propos, moins violents, mais surprenants dans leur naïveté – le commentaire d’un soldat sur les vêtements « de marque » que portent les Ukrainiens –, n’en sont pas moins révélateurs de l’horrible folie de cette guerre qui n’en finit plus. Parfois, le temps d’une hésitation dans la voix, le doute apparaît chez un de ces soldats qui, à la fois serviteur et victime d’une guerre « patriotique » qui lui échappe totalement, émet le vœu que jamais son fils n’aille dans l’armée. Mais la solidarité collective derrière ladite « opération militaire spéciale » décidée par Poutine et le pouvoir russe semble pourtant bien ancrée dans les mentalités et génératrice de haine et d’incompréhension.

intérieur de bâtiment ukrainien détruit

La force du film de Karpovych tient assurément à la clarté, voire à la simplicité, de sa proposition : un lieu agressé, une parole atrocement banale et férocement haineuse. Mais cette force relève surtout du rigoureux travail de montage des cinéastes : ces plans fixes, presque vides, ces routes qui se succèdent et qui ne mènent nulle part, nous interpellent, nous émeuvent aussi, dans leur lourde fatalité. Ce paysage de mort nous envahit et nous dit tout : la destruction d’un pays et l’humiliation d’un peuple, l’absurdité d’une guerre et l’arrogance de l’envahisseur. Si le vide règne à peu près partout, une jeune mère et sa poussette devant un immeuble bombardé, un repas familial en plein air sous le regard amusé du chat domestique ou une baignade dans la rivière viennent fugitivement nous rappeler la volonté de survivre de ceux qu’on bombarde.

Étonnamment, dans ces paysages de mort, les images de Karpovych sont toujours belles, minutieusement cadrées, évitant tout misérabilisme : les maisons abandonnées, souillées, si elles disent la guerre, disent aussi qu’elles abritaient récemment la vie, la joie quotidienne.

Film dénonciateur, porté par un sentiment de révolte, Interceptés est aussi un geste de solidarité qui dit le désir, la volonté des Ukrainiens de reprendre possession de leur pays, maison après maison, champ après champ : il y a de l’espoir derrière chacune de ces images, un espoir qui devient dénonciateur de toutes ces paroles relayées par les portables des occupants.

En ce début d’année, la guerre en Ukraine, parfois oubliée à cause du génocide en marche à Gaza, semble ne devoir jamais s’arrêter. Comment garder espoir? Plus modestement, comment, malgré la distance, garder vivant un sentiment de solidarité tout en essayant de comprendre et de démêler ce que les discours officiels embrouillent à qui mieux mieux? Interceptés, avec son incitation à réfléchir, à soupeser, est justement là pour cela : plus qu’un film juste, c’est un film essentiel, un geste de combat.


30 janvier 2025