Iris
Albert Maysles
par Céline Gobert
Iris Apfel n’est pas qu’une vieille dame avec de grosses lunettes admirant ses bijoux et ses vêtements devant un miroir : elle est une légende vivante de la mode. Dans le dernier documentaire d’Albert Maysles, décédé en mars dernier et connu notamment pour avoir filmé les Rolling Stones dans Gimme Shelter, la nonagénaire surnommée « l’oiseau rare de la mode » vole de séances photos en plateaux de télévision, de défilés de mode en marathons de shopping dans les rues new-yorkaises. Au total, elle possède trois appartements, dont un à Palm Beach et l’autre sur Park Avenue, et sept chambres remplies de vêtements, de colliers, de bracelets, de chaussures, de tuniques et autres items de collection venus des quatre coins du monde. Lorsqu’elle n’est pas appelée à remettre une récompense au créateur de mode Alexander Wang ou occupée à papoter avec le rappeur Kanye West en coulisses, Iris, du haut de ses 93 ans, donne des leçons de mode dans les universités, décore l’intérieur de la Maison Blanche (avec sa compagnie Old World Weavers, sous neuf présidents différents !) et voit sa collection exposée au Metropolitan Museum of Art. « Color can rise the dead », confie au feu documentariste, alors âgé de 87 ans, cette épouse d’un centenaire. Pour elle comme pour son mari Carl et le cinéaste Maysles, il ne s’agit peut-être que d’une chose : conjurer la mort, rester jeunes, vivants, occupés, et laisser une trace dans le monde avant de disparaître. On comprend dès lors ce qui a fasciné l’un des maîtres du « cinéma vérité » chez cette femme : sa liberté et son refus de se laisser avaler par l’existence et le monde. Sur des airs signés Justin Tripp ou Steve Bunn, et entre des interviews de designers, de photographes et de professionnels de la mode ayant côtoyé la dame, c’est surtout la passion légère et délicate de Maysles pour son sujet qui envahit l’écran, insufflant rythme frondeur et parfum désinvolte aux pérégrinations de la célèbre collectionneuse.
Comme à nous, Iris semble lui échapper. Bien qu’il s’appuie sur des photographies d’archives du couple, un album de mariage qu’elle ouvre face caméra et des extraits de vidéos 16 mm des voyages des amoureux, Maysles filme une dame d’un bout à l’autre mystérieuse, insaisissable, dont le rapport au monde reste paradoxal (sa célébrité lui est tout aussi futile que vitale). Alors qu’elle ne confie que timidement une anecdote sur un passé plus frugal et ne dévoile qu’à peine ses blessures, tel l’abandon qu’elle a pu ressentir face à l’absence d’une mère, Iris n’hésite pas à multiplier les formules-chocs : « Il vaut mieux être heureux que bien habillé », ou encore « On m’a dit “tu n’es pas jolie, et tu ne seras jamais jolie. Mais tu as quelque chose de bien plus important, tu as du style« .» C’est moins ce qu’elle cache que ce qu’elle revendique qui constitue in fine la chair du récit de Maysles : une individualité et une singularité qui tendent à disparaître dans la société contemporaine. C’est lorsque le documentaire expose les liens entre mode, politique, et économie, qu’il atteint un niveau supérieur : dans les downtowns financiers où se croisent mille costumes noirs et « uniformes » similaires, pour reprendre les termes d’Iris, la dame de 93 ans détonne. Son refus du conformisme, sa pulsion et sa détermination insatiables et éminemment artistiques de créer son « soi », de composer son propre style se font le reflet, par contraste, d’un monde et d’une époque de plus en plus homogène. Son « Je préfère m’habiller pour aller à la fête plutôt qu’aller à la fête » qu’elle lance à la caméra est un véritable mantra : ce qu’il faut pour rester jeune est de continuer à avoir du fun. Tant Iris que Maysles semblent en avoir eu à tourner ce film documentaire. Bonne nouvelle : le plaisir est contagieux, et, sans hasard, c’est le morceau Hey! Little Child d’Alex Chilton qui clôt le dernier film tourné en solo par Maysles, sans son frère David. Chanson-écho aux « petits enfants », que ni lui ni Iris n’ont jamais cessé d’être.
La bande-annonce d’Iris
28 mai 2015