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Critiques

Irrational Man

Woody Allen

par Robert Daudelin

En musique, le divertimento se définit par son caractère plutôt léger. Depuis plusieurs années déjà Woody Allen semble avoir privilégié ce choix, allant même jusqu’à nous imposer quelques inutiles « travelogues » (Vicky, Christina, Barcelona et To Rome With Love) bien indignes de son talent. Heureusement, il y eut à travers ça Midnight in Paris, débridé à souhait, et surtout Blue Jasmine, où le cinéaste retrouvait sa verve et la méchanceté qui toujours fut une des composantes essentielles de ses films les plus précieux.

Succédant au trop gentil Magic in the Moonlight, Irrational Man se situe dans un autre espace et soulève d’autres questions. Proche parent du surévalué Match Point, ce nouvel opus du prolifique Woody – que certains, au grand dam du cinéaste, qualifient de « comédie » – se situe sur le terrain de la morale, à tout le moins du questionnement moral. Ce n’est pas un terrain nouveau pour le cinéaste : Crimes and Misdemeanors, dès 1989, participait d’un questionnement semblable avec une maîtrise admirable. De façon plus générale, très souvent dissimulée sous les artifices de la comédie, Woody Allen a adopté la position d’un moraliste : ici, cette position est dûment assumée et explicitement affirmée dès le plan d’ouverture où, en voix-off, la conscience du héros fait du spectateur son confident, son complice aussi.

Le personnage de l’intellectuel a toujours fasciné Woody Allen : le professeur de philosophie, brillamment incarné par Joaquin Phoenix, est l’ultime incarnation de cet « homme du livre » qui disserte sur Kierkegaard, travaille à un essai sur Heidegger, cite Emily Dickinson et rêve d’un exil à la Gauguin. En d’autres mots, ce héros atypique porte un regard critique sur la société qui pourtant lui offre une vie bien confortable. La morale bourgeoise, incarnée par le corps professoral d’un collège privé et par la famille de la brillante étudiante qui est séduite par son charme bourru et ses silences mystérieux, est aussi écorchée au passage, mais résiste bien et finit par imposer son confort douillet.

Très librement inspiré de Dostoïevski – ce qu’on comprend très tôt dans le film, pourtant le cinéaste se croit obligé de mettre un exemplaire de Crimes et châtiments sur le chemin de son héroïne! – le film propose une réflexion sur le libre arbitre et sur l’usage que chacun peut en faire. L’idée du meurtre, comme geste libérateur, en même temps que geste esthétique (« an art of creativity »), s’impose très tôt au héros qui voit dans le passage à l’acte l’occasion d’abolir la barrière entre théorie et pratique.

Bâtir un récit, une dramatique, à partir de telles prémisses n’est évidemment pas chose facile et les ficelles du marionnettiste Allen sont parfois un peu grosses. La pâleur, pour ne pas dire pire, du jeune couple d’amoureux, qu’il oppose au charme et à la rigueur intellectuelle de son professeur, au-delà de la caricature bien évidente, affaiblit assurément le propos et la charge qu’il voudrait véhiculer.

Et pourtant… On s’y laisse prendre! On écoute volontiers les voix-off qui nous interpellent, sollicitent notre sympathie envers le comportement dépressif du professeur et le trouble grandissant de sa jeune amoureuse. On se laisse prendre à l’art consommé du cinéaste de raconter une histoire, de rendre cette histoire plausible, aussi invraisemblable soit-elle; à cette capacité à filmer l’ennui distingué d’une certaine petite bourgeoisie intellectuelle; surtout à saisir, avec une objectivité presque documentaire, des moments fragiles, telle cette écoute indiscrète dans un « diner ». Ce n’est malheureusement pas suffisant. Si l’art si singulier de Woody Allen se manifeste parfois, c’est bien timidement et l’usage répété du tube de Ramsey Lewis, The In Crowd, pour souligner l’accélération de la démence de Abe, n’apporte rien au film, si ce n’est une sorte de remplissage sonore qui ne fait que souligner davantage sa fragilité. Quant à l’épilogue, dont il faut sans doute percevoir la dimension ironique, il n’est pas sans nous laisser avec une certaine gêne, celle de voir triompher la morale bourgeoise, bien insensible aux attaques du professeur de philosophie.  On aimerait pourtant tellement retrouver l’agressivité qui animait Jasmine et qui semble prête à reprendre ses droits à certains moments – mais cela, seuls les inconditionnels sauront le détecter. C’est trop peu!

 

La bande-annonce de Irrational Man


6 août 2015