Isle of Dogs
Wes Anderson
par Alexandre Fontaine Rousseau
Déjà en 2009, Fantastic Mr. Fox confirmait d’une certaine manière l’impression que tout le cinéma de Wes Anderson relève de l’animation. Ce désir de tout contrôler, ce souci du détail dont témoigne chacun de ses plans trouvait dans la technique du stop-motion un complément naturel de même qu’un parfait équivalent formel ; et il est impossible de ne pas sentir l’influence qu’a eu ce film sur Moonrise Kingdom (2012) ainsi que The Grand Budapest Hotel (2013), dont la construction soignée rappelait celle d’un diorama.
Pareillement, Anderson trouve dans la tradition picturale japonaise et dans cette culture de la disposition ordonnée un écho cohérent à ses propres obsessions en tant que metteur en scène. Son sens du cadrage a toujours été inspiré par celui d’Ozu et de Kobayashi, tant par sa frontalité que par sa prédilection pour les compositions centrées. Il semblait donc inévitable qu’un jour, il leur rende explicitement hommage. C’est désormais chose faite, grâce au très beau Isle of Dogs.
Dans un futur rapproché, le Japon est frappé par une épidémie de grippe canine. Au nom de la santé publique, le maire Kobayashi de Megasaki décide d’exiler tous les chiens de la ville sur une île-dépotoir. Tandis qu’une étudiante étrangère enquête sur les liens secrets unissant Kobayashi à un puissant cartel félin, le fils adoptif de celui-ci fuit à bord d’un petit avion dans l’espoir de sauver Spots, son fidèle compagnon. Après s’être écrasé sur l’île des chiens, le jeune homme est recueilli par une meute qui décide de l’aider.
Isle of Dogs ne se passe pas vraiment au Japon, pas plus que The Darjeeling Limited (2007) ne se déroulait en Inde. À partir d’emprunts et de rêves, Anderson compose ici un pur univers de fiction – une idée fantasmée, plutôt qu’une représentation faussée. Ce Japon qu’il invente, assemblage de films et de coutumes, assume entièrement sa propre nature d’interprétation. Le film fait d’ailleurs explicitement référence à cette idée en illustrant constamment le processus de traduction qui sous-tend la notion d’échange culturel.
Que nous comprenions le langage des chiens, alors que celui des humains nous paraît « étranger », sert surtout à rappeler que la familiarité est une construction culturelle au même titre qu’une question de perspective. Par une série de dispositifs parfaitement intégrés à la structure du récit autant qu’à la mise en scène de celui-ci, Anderson articule une cohabitation des différences. La douceur caractérisant son œuvre possède cette particularité qu’elle rassemble les personnages, créant des « familles » là où les individus paraissaient isolés.
Le son fait ici partie intégrante du ton, le timbre feutré des voix contribuant à l’atmosphère doucement mélancolique de l’ensemble, tandis qu’une trame sonore menée par les percussions lui confère son rythme. Isle of Dogs n’est pourtant pas qu’un objet esthétique plaisant, puisqu’il développe en filigrane cette ouverture au réel dont témoignait son regard sur l’émergence du totalitarisme dans The Grand Budapest Hotel. Il y a longtemps que le cinéma de Wes Anderson, avec ses angoisses douces-amères et ses communautés en vase clos, aurait dû sombrer dans une sympathique désuétude engendrée par son propre hermétisme. Or, il n’en est rien.
Isle of Dogs confirme cette impression que les mondes d’Anderson ne sont plus à l’abri du nôtre, que les tensions et les crises qui traversent celui-ci envahissent et dérèglent leur perfection. La corruption, l’intolérance et l’exclusion (par le biais de la déportation) en affectent les personnages sans pour autant que ces enjeux ne soient réduits à l’état de « problématiques » que l’on aborderait de manière bêtement didactique. Ils surgissent, au contraire, d’une certaine logique interne, solidifiée par la rigueur formelle.
Voilà pourquoi la plus belle qualité du film demeure son foisonnement minutieux. Si le conte possède au final cette richesse, c’est que le monde l’accueillant « existe » à travers l’orchestration soigneuse d’une multitude de détails. À cet égard, Isle of Dogs est peut-être le plus ambitieux et le plus accompli des longs métrages du cinéaste – parce qu’il pousse plus loin que jamais cette volonté de fabriquer avec amour, pour conférer à l’invention la densité du réel.
21 mars 2018