It’s a Free World
Ken Loach
par Gilles Marsolais
Généralement, on attend d’un auteur qu’il soit fidèle à son univers et à sa manière, voire à son style, tout en évitant les pièges de la redite. Dans son dernier opus, Ken Loach répond à ces attentes, mais d’une façon diabolique, en récusant une lecture simpliste du monde du travail actuel, devenu plus complexe et marqué par une vive concurrence.
Du coup, en proposant une lecture plus nuancée des forces en présence au sein de notre société occidentale, il se tire avec adresse de l’ornière du schématisme et de la vision doctrinaire où il risquait de s’embourber. Fi ! la dichotomie simpliste entre les bons d’un côté, les pauvres travailleurs opprimés, et de l’autre, les méchants patrons, riches et sans scrupules, qui les exploitent et les pressent comme des citrons. Ce monde-là a changé qui est devenu Un monde sans frontières, comme le souligne le titre de la version sous-titrée en français de ce film britannique, et la menace qui plane sur le milieu du travail est devenue protéiforme.
Par son sujet, l’exploitation de la misère des immigrants, It’s a Free World n’est pas sans évoquer La promesse de Luc et Jean-Pierre Dardenne, mais il s’en démarque par sa stratégie d’approche. Ici, on s’attache d’abord au personnage principal, une femme (Angie / Kierston Wareing), monoparentale de surcroît, qui se bat comme elle peut pour assurer sa survie et qui espère reprendre son fils avec elle un jour. D’entrée de jeu, par dignité, pour se faire respecter, cette femme quitte sans regret le monde d’hommes sans pitié où elle s’est retrouvée piégée, pour créer sa propre agence de recrutement de main-d’uvre bon marché, tout en tentant de respecter les règles du jeu face à ses clients immigrants. Mais, à son tour, elle bascule progressivement dans la logique du profit, au point de reproduire, dans ce milieu d’une dureté impitoyable, le même modèle d’exploitation honteuse qu’elle récusait plus tôt. Pire, loin des petites combines visant simplement à assurer le démarrage et la suvie de sa boîte, en vrai monstre, elle en arrive à instaurer un régime de discrimination à l’intérieur du sous-groupe, encore plus démuni, des clandestins et des sans-papiers qu’elle a décidé de cibler afin de gonfler ses profits. La gifle ! Le coup de poing !
Ken Loach déstabilise ainsi doublement le spectateur. D’abord, en illustrant le fait que le ver peut être dans le fruit, que, pour survivre dans un système férocement compétitif, l’exploité d’hier peut fort bien muer en exploiteur, pour peu que l’occasion lui soit fournie. Aussi, en sous-texte, mais avec autant de force, après avoir affirmé, par la bouche du patron du pub d’abord solidaire d’Angie au point de l’aider à démarrer sa petite entreprise, que les femmes seront un jour au pouvoir, il suggère, à travers le comportement de celle-ci et la réaction dégoûtée de sa colocataire qu’elle a entraînée dans cette aventure, que ce changement prévisible n’est pas automatiquement garant d’une vie meilleure si c’est pour reproduire le même modèle masculin de déshumanisation.
It’s a Free World ne cherche pas à plaire en cernant une réalité déplaisante. Réaliste, mais non misérabiliste, il va droit au but, sans s’empêtrer dans les détails superflus. Et, bien qu’il illustre le point de vue de l’exploiteur, il n’est surtout pas complaisant envers son sujet. Courageux, dans la lignée de Raining Stones (1993), il en impose par sa lucidité implacable sur les rouages de la nouvelle économie et du libre marché qui régulent aujourd’hui notre monde.
2 octobre 2008