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Critiques

J. Edgar

Clint Eastwood

par Helen Faradji

Nom : John Edgar Hoover
Profession : directeur du Federal Bureau of Investigation du 10 mai 1924 au 2 mai 1972
Principaux mots d’ordre : secret, dissimulation, manipulation.

Contrairement aux centaines de dossiers qu’a établis Hoover au long de son impressionnante carrière, fourmillant de détails plus ou moins avouables sur les personnalités de l’époque, J. Edgar n’a pas la prétention de faire le tour des mille questions que pose encore aujourd’hui l’imposant homme. Car, en s’affranchissant de la règle tacite imposée par des flopées de biopics bâclés ainsi que de celle de la ligne narrative claire prônée par une industrie plus soucieuse de gaver que d’instruire, Eastwood et son scénariste Dustin Lance Black (Milk) ont plutôt choisi de s’attaquer de front à la matière constituante première d’Hoover : l’ambiguïté, en en faisant la principale assise de leur film.

Ambiguïté sexuelle, bien sûr, d’un homme forcé de faire bonne figure au sein d’une société dont il avait lui-même décidé de protéger la morale et la décence et forcé par sa mère de réprimer ses pulsions. Mais ambiguïté également sans cesse titillée par la présence, toujours plus proche, de son bras droit, Clyde Tolson, peu dupe de la carapace que son patron tentait vainement de maintenir en place. De cette ambivalence, J. Edgar ne fait aucun mystère. Et c’est, on le sent, avec quelques coups de griffes sentis qu’Eastwood regarde en arrière pour transformer du même coup son « héros » en symbole fascinant d’une époque où la vie privée était un bien à chérir autant qu’à protéger farouchement (autres temps, autres mœurs).

Mais cette ambiguïté dépasse pourtant le cadre sexuel pour bien rapidement devenir morale, et infiniment plus passionnante. Bouffé par la culpabilité, Hoover jappe plus fort que tout le monde pour assurer sa place au soleil. Au nom de la sacro-sainte raison d’État, il triche, ment, vole, s’enfermant dans un délire paranoïaque qui l’assoit certes au sommet, mais bien seul. Au nom de la lutte contre l’ennemi (le communiste, le gangster…), il invente sa propre légende pour se transformer en héros alors qu’il n’est en réalité qu’un self-made man. Au nom du principe de réalité, il utilise tous les moyens à sa disposition pour devenir un mythe. Dans la grande galerie de personnages équivoques que le cinéma américain a su dresser (du Samuel Spade de The Maltese Falcon au Popeye Doyle de French Connection en passant par le Jack Bauer de 24), ceux qui créent leur loi plutôt que de la respecter, Hoover fait alors presque figure de grand patron, chaque geste, regard, grimace suintant de doubles sens qui ne peuvent qu’exciter la perplexité. Mieux que ça, par l’interprétation puissante et malaisante, massive et sournoise qu’en fait Leonardo diCaprio, l’homme finit vite par rejoindre dans nos rêves de cinéma le plus grand, le plus fou, le plus mythique de tous les hantés : le colonel Kurtz. Maquillage aidant, diCaprio a d’ailleurs de ces airs de Brando qui ne trompent pas.

Et l’ambiguïté, toujours elle, finit alors par contaminer tout le film. Car si diCaprio n’est dans ce rôle qu’équivoque et sous-entendus, le regard que porte Eastwood sur lui est davantage de l’ordre de ceux que l’on porte sur les héros, quasiment de l’ordre de celui que portait De Palma sur Eliot Ness. Contre-plongées le rendant grandiose, rigidité des cadres dans lesquels sa silhouette ne devient que plus colossale, clairs-obscurs et éclairage low key durcissant avec une sorte de majesté les traits de son visage poupin, tendresse mêlée d’admiration portée par un montage dynamique alternant entre le vieil homme toujours vif qu’il était et le jeune loup sans peur ni reproche qu’il fut : chaque geste de la mise en scène d’Eastwood réitère ceux d’un film noir pour mieux susciter angoisse et compassion. Chaque geste, sauf un, celui de la direction photo très blanche du fidèle Tom Stern qui enveloppe les images de J. Edgar d’un voile fantomatique, presque spectral laissant poindre une mélancolie et une profondeur touchantes.

Biopic qui n’en est pas un, performance d’acteur qui ne vampirise pas le film, film noir où tous les chats sont gris… J. Edgar nous fait soulever les coins de nappes, regarder derrière les lambris, fouiller les zones d’ombres. Et difficile à nier, c’est bien dans ces zones que les films, et les hommes, sont toujours les plus intéressants.

La bande-annonce de J. Edgar


23 février 2012