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Critiques

Jasmine

Alain Ughetto

par Céline Gobert

Alain Ughetto caresse sa pâte modelée comme il caresse une femme. Cette Jasmine. Cet amour de jeunesse qu’il a perdu quelque part dans la distance séparant Téhéran de la France, quelque part au coeur de la révolution iranienne de 1979. Comme Persepolis de Marjane Satrapi, Jasmine a pour toile de fond la révolution islamique en Iran et des individus qui subissent la grande Histoire, impuissants, en colère. Comme Valse avec Bachir (guerre du Liban et massacre de Sabra et Chatila) et L’image manquante de Rithy Panh (génocide cambodgien, régime des Khmers rouges), Jasmine vient remuer un passé commun violent, questionner des souvenirs individuels douloureux. Tous peuvent se ranger dans une même catégorie de films : le docu-fiction animé. Tous partagent un désir de cinéma similaire: jouer avec la forme documentaire, la réinventer, lui offrir des contours ludiques et stimulants.

En gros plans, les mains d’Ughetto (César du meilleur film d’animation en 1985 avec La Boule) créent une matière sensuelle, à toucher, à malaxer, à déformer. A l’instar de Rithy Panh, dont nous parlions ici, le cinéaste utilise des figurines pour médium. Au-delà de l’évident parallèle avec le travail de création, d’écriture et de modélisation des souvenirs, ces figures en pâte à modeler ont des accents charnels qui parviennent à rendre vivante, crédible, belle, toute la passion qui animait les deux jeunes amoureux de l’époque. Lorsque les deux font l’amour, leur chair en pâte se mélangent. Il est jaune, elle est bleue. Leur étreinte résultera en la rencontre de deux couleurs, deux matières molles qui s’enroulent et se déroulent à l’infini. Véritablement poétique.

Mais la love story n’est jamais gnan-gnan, jamais facile. Contée joliment par Fanzaneh Ramzi et Jean-Pierre Darroussin, dans un mouvement épistolaire qui dévoile les véritables lettres échangées à l’époque, elle se fait chant plaintif, à la fois élégie d’un amour perdu et écho de l’inflexibilité du régime khomeiniste. Les archives de l’Institut National de l’Audiovisuel se mêlent aux reconstitutions faites maison et aux films super-8 que l’on imagine tout droit sortis d’un carton de souvenirs du cinéaste, multipliant ainsi les points de vue sur une relation sentimentale indissociable de son contexte. Point de vue d’un homme sur la femme qu’il aimait, point de vue d’une femme tiraillée entre son pays et son impossible amour pour un Français, point de vue humains, créatifs (comment représenter l’invisible, mots et mémoire ?) et points de vue politiques de la situation en Iran – avec, à l’image, le visage de Mahmoud Ahmadinejad, qui ne manque pas d’inscrire cette évocation du passé dans une dimension plus contemporaine.

La réussite indéniable de Jasmine, oeuvre-reflux de réminiscences, film-houle mélancolique, est d’extraire de cette impulsion triste un lyrisme éthéré, une poétique sublimée de la séparation, du manque et de l’exil. Cette grâce grave et cette joie noire, insufflée à l’intérieur de chaque respiration du film, accouche d’un sentiment doux-amer, d’une beauté complexe. Entre la rencontre d’Alain et Jasmine, à Aix, et ce film-ci, réalisé trente ans plus tard, il y a du regret, de la nostalgie, des sourires et des douleurs. Ughetto leur donne forme avec âme, faisant de cet objet filmique le bébé, l’enfant métaphorique d’une histoire brève, mais impossible à oublier. Jasmine est un film d’empreintes : empreintes de doigt sur de la pâte, empreintes d’un corps sur un autre, empreintes d’une Révolution sur une histoire d’amour. Quel que soit le cas, elles sont aussi, et à coup sûr, cicatrices.

Jasmine sera présenté à la Cinémathèque Québécoise les 3, 4, 5, 9 et 10 avril, et au Cinéma Le Clap les 13 et 17 avril.

La bande-annonce de Jasmine


3 avril 2014