Je m’appelle humain
Kim O’Bomsawin
par Gérard Grugeau
En ouverture de Je m’appelle humain, la silhouette de la poète innue Josephine Bacon, originaire de la Côte-Nord, se profile dans la toundra où, depuis le rivage d’une mer immense, elle confie : « Je cherche l’horizon ». Comme les anciens le faisaient avant elle, quand ils s’asseyaient devant la ligne fuyante du ciel qui s’étendait devant eux en se confondant avec l’eau. À la fois profane et spirituelle, cette figure de l’attente face à l’horizon est ce qui structure la mise en scène du film de Kim O’Bomsawin, au même titre que la marche, autre figure convoquée abondamment qui renvoie au mode de vie ancestral des tribus nomades arpentant leurs territoires de chasse et de pêche au sein d’une nature nourricière aussi généreuse qu’impitoyable.
Travaillé par les thèmes de la connaissance de soi, de la mémoire et de la transmission entre les générations, Je m’appelle humain s’attache de belle façon aux déambulations d’une femme d’exception au visage lumineux qui, entre ciel et terre, ville et territoire, inscrit elle-même ses pas dans la foulée de ceux et celles qui l’ont précédée. Alternant moments de stase et de mise en mouvement, le film déploie ainsi sa trame narrative entre passé et présent, associant le cinéma à un art de la quête et du dévoilement. Comme le ferait un poème dispensant subtilement ses épiphanies en nous invitant au fil des mots sur la page à « retomber dans notre âme ».
Humble, Josephine Bacon a du mal à se voir poète (elle est aussi conteuse, enseignante, traductrice, parolière et documentariste), peut-être parce que le mot « poésie » n’existe pas dans sa langue, l’innu-aimun, que le terme s’avère incongru quand tout de la culture de son peuple dit déjà l’harmonie. Peut-être aussi parce que les blessures du passé, nombreuses et encore béantes (l’arrachement aux familles, l’acculturation forcée dans les écoles catholiques) ont miné les fondements d’une identité niée au départ par le colonisateur. Pourtant, comme le démontre Je m’appelle humain dans la tradition classique du cinéma direct avec images d’archives à l’appui, tout le parcours de Joséphine Bacon (depuis son arrivée à Montréal dans les années 1960 jusqu’aux retours intermittents sur la terre des ancêtres) s’est forgé au contact des mots et de la poésie d’un monde qui dialogue avec les rêves et les étoiles.
« Je rêve d’un seul récit qui dicterait sans faute toute une vie vécue », nous dit-elle alors que, comme une archéologue, Kim O’Bomsawin met en lumière tout un réseau d’amitiés, notamment celles de Marie-Andrée Gill (la relève) et de Laure Morali (sa muse et inspiration) qui, en rêvant pour elle d’une anthologie mettant en lien des auteurs québécois et autochtones, l’a aidée à se mettre au monde en poésie (le recueil Aimititau ! Parlons-nous !, 2008). Suivront en édition bilingue Bâtons à message (Tshissinuashitakana, 2009), Un thé dans la toundra (Nipishapui nete mushuat, 2013) et Quelque part (Uiesh, 2018), cités au cours du film, comme des petits cailloux jalonnant le flux de la mémoire. Bref, autant d’œuvres à la poésie simple et limpide qui, en pérennisant la langue innu-aimun, luttent contre l’oubli et la menace de disparition d’un riche patrimoine culturel, tout en nommant le territoire des origines.
Dans sa lutte pour la reconnaissance des siens, Joséphine Bacon a aussi croisé le chemin du cinéma et de l’anthropologie. Ce que ne manque pas de souligner Kim O’Bomsawin en rappelant sa participation aux travaux de recherche sur la tradition orale menés par le Laboratoire d’anthropologie amérindienne aux côtés des Rémi Savard, Sylvie Vincent et José Mailhot. Le souvenir d’Arthur Lamothe est bien sûr évoqué au détour d’images de ses films. De Montréal (le lieu d’une « itinérance non déprimante » et d’une vie bohème proche de la littérature) à Betsiamites (le lieu de naissance) et Sept-Iles (le pensionnat qui l’a privée de la tendresse et de l’affection d’une famille), le parcours de Joséphine Bacon nous est révélé par petites touches, sans que nous quittions un seul instant ce qui anime les pensées d’une femme libre qui s’est construite contre l’adversité. Même Montréal fut parfois pour elle « sans horizon » et c’est dans la dernière partie du film que, sur la terre des ancêtres, le cœur vibre le plus à l’unisson car, pour la poète, « être ici, c’est comme si j’arrivais au bout de mon rêve ». Et c’est là qu’elle fait corps avec les paysages et les traditions qui habitent les siens, et l’horizon lui permet d’entendre les récits des ancêtres.
Malgré la difficulté de la marche, Joséphine Bacon arpente encore aujourd’hui volontiers le lichen de la toundra, « portant sa grand-mère sur le dos », même si « ses genoux ploient sous tant de sagesse ». Cette évocation d’un temps nomade où les aînés servaient de guides et racontaient à leurs enfants le début du monde compte parmi les beaux moments de Je m’appelle humain. Car tout dans cette cosmogonie dévoilée à l’écran est harmonie, avec les animaux qui participent de cette vie grouillante où les êtres ne font qu’un avec le territoire et la création.
Je me suis faite belle
pour qu’on remarque
la moelle de mes os,
survivante d’un récit
qu’on ne raconte pas.
(Bâtons à message / Tshissinuatshitakana, Ed. Mémoire d’encrier, 2009)
Dans Je m’appelle humain, le cinéma marche main dans la main avec la poésie. Le récit est bel et bien dit, enfin raconté… et Joséphine Bacon en est le guide bienveillant pour la suite du monde, tous peuples confondus, mais avant tout pour les siens.
Le film est programmé à la Télé de Radio-Canada samedi le 6 mars, à 22h30, dans le cadre de Doc humanité. Il sera également visible à partir du 12 mars au Cinéma du Musée, en plus de faire l’objet d’une représentation spéciale le lundi 8 mars à 17h00, à l’occasion de la Journée internationale des femmes.
5 mars 2021