Je suis heureux que ma mère soit vivante
Claude Miller
par Pierre Barrette
Ceux qui sont familiers avec l’univers d’Emmanuel Carrère (dont Miller a déjà adapté La Classe de neige, et à qui l’on doit L’Adversaire et La Moustache, également passés au cinéma) connaissent bien cette aura un peu trouble flottant autour de ses personnages, qui cachent souvent, sous une apparente respectabilité, une âme criminelle. On comprend tout de suite ce qui a intéressé l’écrivain dans cette « histoire vraie », celle d’un jeune garçon abandonné très tôt par sa mère et qui, obsédé par le souvenir qu’il en garde, décide de la retrouver, amorçant même à vingt ans une double vie auprès d’elle et de sa famille adoptive. Les intentions de Thomas (interprété par Vincent Rottiers, capable d’une « intensité retenue » assez exceptionnelle) ne sont en effet jamais nettes : veut-il se rapprocher de sa mère biologique, veut-il la séduire, ou alors prépare-t-il sa vengeance ? Les deux premiers tiers du film nous donnent assez d’indices pour que chacune des trois hypothèses reste valable, ce qui ajoute au drame psychologique une dimension de suspense et une tension dramatique à la fois palpables et nuancées.
L’hypothèse sexuelle est évidemment la plus troublante : elle est appuyée dans le récit par de nombreux flash-backs montrant le petit Thomas - en plein oedipe - observant sa mère en train de s’habiller ou circulant à moitié nue dans l’appartement, et elle est corroborée plus loin dans le film par l’attitude du jeune homme, qui agit davantage avec sa génitrice retrouvée comme un amant que comme un fils. Le fait qu’il cache cette relation à celle qui l’a élevé en justifiant ses absences par une supposée relation amoureuse renforce par ailleurs cette impression. La séparation à un moment décisif de son développement expliquerait donc sa pugnacité, son très fort désir de rapprochement en même temps que la violence de ses sentiments, un mélange explosif que Rottiers arrive à rendre magnifiquement et que le récit, construit en aller-retour entre l’enfance et la maturité, aborde d’un point de vue nettement psychanalytique (voir la scène du bain de mer au début du film, symbole assez évident d’une sorte de « mémoire amniotique » où se trouve plongé le jeune personnage).
Traiter d’un tel sujet imposait une mise en scène solide, qui arrive à faire passer sans psychologisation outrancière la dynamique éminemment complexe de cette relation, ses non-dits, son langage propre qui doit dans une large mesure rester muet. À quelques moments dans le film, la manière épurée des réalisateurs, leur réserve, leur souci de rigueur se rapprochent du travail des frères Dardenne, et on se plaît en effet à imaginer ce que ces derniers auraient pu tirer d’une telle histoire, qui rappelle par certains aspects celle du film Le Fils (2002). Mais à d’autres moments, comme s’ils se sentaient obligés d’épaissir le trait ou de rendre manifeste quelque dimension souterraine de l’âme des protagonistes, le plan devient plus « bavard », par instant sur-codé, presque télévisuel dans sa banalité. On se retrouve alors face à une uvre pareille à tant d’autres, dépourvue du regard singulier et fort que les véritables auteurs de cinéma savent poser sur le monde, une uvre qui vaut par la singularité de l’anecdote dont elle rend compte plus que par la forme qu’elle arrive à lui donner.
15 avril 2010