Jeune Juliette
Anne Émond
par Gérard Grugeau
Avec Jeune Juliette, Anne Émond change de registre et se place résolument sur le terrain de la comédie, même si la chronique adolescente qu’elle nous propose aujourd’hui résonne, de par sa quête impressionniste de l’émotion et son exploration de l’incertitude des sentiments, avec ses films précédents et plus particulièrement avec le microcosme familial en crise mis en scène dans Les êtres chers (2015). Ici, la famille de Juliette a aussi toute son importance, surtout la présence rassurante du père (Robin Aubert), alors que la mère installée à New York constitue pour Juliette un éventuel recours auquel elle se raccroche dans ses moments de déprime. Mais le récit tient plus du teen movie où le milieu scolaire occupe une place prépondérante. Juliette a 14 ans et, alors que les vacances d’été se profilent à l’horizon, sa vie n’est pas un long fleuve tranquille. Pour elle, l’heure des grandes remises en question a sonné.
Il faut dire que Juliette souffre de son apparence physique. Elle a une fâcheuse tendance à l’embonpoint et elle se retrouve souvent en butte à la cruauté et à l’intimidation de plusieurs de ses camarades de classe qui ne l’épargnent pas. Comme pour Nelly (2016) adapté librement de la vie de la romancière Nelly Arcan qui se disait prisonnière de sa « burqa de chair », Jeune Juliette est donc l’histoire d’un corps malmené, déprécié, qui doit composer avec le rejet alors qu’ici, les tourments de l’adolescence taraudent. Le discrédit vient bien sûr du regard des autres, un regard insidieux ou ouvertement violent qui mine la confiance intérieure et fragilise l’identité en construction. Mais dans son désarroi profond – et c’est la qualité du film – Juliette n’est pas une victime inhibée. Elle a du répondant, et elle est aussi aimée, appréciée pour son entregent, son intelligence, le souci qu’elle a de son entourage. Au bout du compte, la jeune fille saura faire face et traverser les tempêtes (une mère déficiente, une amie lesbienne qu’elle rejette dans un premier temps, un jeune autiste qu’elle bouscule, une histoire d’amour en trompe-l’oeil) avant de réinventer sa jeune vie et de défier le conformisme ambiant. En ce sens, Jeune Juliette est un feel–good movie qui se laisse regarder avec plaisir, passant par toute la gamme des émotions pour défricher le chemin de l’émancipation. D’autant plus que le jeu tout en finesse de la jeune comédienne qui interprète Juliette (elle est de tous les plans) aimante le regard et frappe constamment juste. Alexane Jamieson est le cœur battant de ce récit d’apprentissage.
Anne Émond avoue une part d’autobiographie dans ce matériau porté à l’écran. Sans doute est-ce ce rapport à la fois de proximité et de mise à distance du propos avec le recul de la maturité qui est à mettre au crédit du film. Avec ses hauts et ses bas, la vie intérieure de Juliette ne manquera pas de séduire entre accès de détresse et euphorie contagieuse. Dans sa ténuité, la mise en scène aux couleurs acidulées n’échappe toutefois pas à une forme de séduction un peu forcée qui tend à gommer les aspérités d’une période de la vie où les mystères de l’existence nous laissent le plus souvent, impuissants, face à une opacité déroutante. D’où parfois l’impression d’un portrait quelque peu mièvre d’une adolescence meurtrie qui trouverait un peu trop facilement l’accès à sa propre résilience. Souvent sur-écrits, les dialogues auraient gagné à ménager les pointillés psychologiques, à maintenir les affects dans une zone d’inconfort silencieuse, comme ils parvenaient à le faire avec délicatesse dans Nuit #1, le premier film de la cinéaste. Anne Émond aime privilégier un cinéma en creux, proche des petites choses de la vie, un cinéma atmosphérique branché sur les dérives intérieures de sa génération, dérives qui, comme on le sait, peuvent mener aux pires des scénarios (voir le suicide dans Les êtres chers et Nelly). Dans ce paysage souvent désenchanté, Jeune Juliette arrive comme une bouffée d’air frais, une comédie adolescente décomplexée qui entend bien rejoindre le plus large public possible. Face aux bouffoneries affligeantes qui prennent habituellement d’assaut nos écrans en période estivale, ce nouvel opus de la cinéaste a le mérite de ne pas mépriser son auditoire et de tenter de mettre en lumière une richesse de sens qui cherche à nous élever. C’est déjà beaucoup.
28 août 2019