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Critiques

Jimmy’s Hall

Ken Loach

par François Jardon-Gomez

Présenté en 2014 en compétition officielle au Festival de Cannes, Jimmy’s Hall était largement attendu, en raison d’abord de cette distribution tardive en salles, mais également parce qu’il était annoncé comme le dernier « gros » film de Ken Loach, désormais plus intéressé à se tourner vers le documentaire ou des productions à plus petit budget. Après un détour par des œuvres plus intimistes et portées par un désir de comédie (The Angel’s Share, Looking for Eric), Loach revient donc au film historique, s’inspirant cette fois librement de l’histoire de Jimmy Gralton.

Impossible, en effet, de ne pas voir dans Jimmy’s Hall un pendant à The Wind that Shakes the Barley (palme d’or 2006). Le second détaillait la Guerre d’indépendance irlandaise de 1919-1921 et son contrecoup, la Guerre civile de 1921-1922, découlant de la création de l’État libre d’Irlande suite au traité anglo-irlandais du 6 décembre 1921; le premier, lui, se projette en 1932, alors que l’élection d’un nouveau gouvernement laisse croire, chez certains, à un avenir plus radieux. La figure de Gralton agit comme pivot entre ces deux films : exilé en 1922 pour fuir un emprisonnement injustifié, il revient au pays dix ans plus tard, sans que son retour soit signe de matins chantants. Encore aujourd’hui, Gralton est le seul Irlandais déporté de son pays.

Film-somme ou non, Jimmy’s Hall est sans conteste une pierre supplémentaire à l’édifice que Loach construit dans son cinéma, notamment en ce qui concerne les forces socialistes, populaires et révolutionnaires qui font face à un ennemi double : le pouvoir des puissants, mais aussi une gauche centriste qui, dès qu’elle sent le pouvoir à portée de main, n’hésite pas à s’en emparer en volant les petites victoires populaires. Le générique est en ce sens programmatique : aux images d’archives du New York des années 1920 qui présentent des ouvriers, puis des danseurs et des musiciens se superpose une musique jazzée, laissant entrevoir que le plaisir pur permet au travailleur d’encaisser son quotidien. Cet espoir sera nécessairement passager, ce que laisse entendre la trompette, devenue mélancolique lorsque défilent les cartons explicatifs sur des plans larges de la campagne irlandaise. Le film rappelle douloureusement qu’un temps de paix n’est pas synonyme de civisme, voire d’ouverture d’esprit. L’optimisme de Oonagh (l’amour de jeunesse de Jimmy) et des autres, espérant que « nobody’s the same after 10 years », se heurte inévitablement à l’impossibilité de changement. Parce que oui, même 10 ans plus tard, les ennemis sont encore « the masters and the pastors ».

De ce fait, Loach poursuit dans la voie du réalisme social qu’il trace depuis les débuts de son cinéma : la salle de danse ouverte par Gralton, sorte de centre culturel indépendant, s’attire les foudres de l’Église, du gouvernement et des riches propriétaires terriens du comté. Les contradictions et vicissitudes de l’État irlandais sont exposées méthodiquement par Loach. On pourrait d’ailleurs lui reprocher une méthode qui manque de subtilité, des dialogues parfois très didactiques, voire un scénario (encore signé par Paul Laverty, complice de longue date) qui n’est pas à la hauteur des grandes réussites du duo.

Mais c’est bien là la manière Loach : se mettre au service d’une histoire, d’un programme, oui, mais en prise direct avec le réel. Ces personnages archétypaux – Jimmy Gralton, l’activiste revenu dans sa terre natale pour mener une vie paisible, mais qui ne peut échapper à l’enthousiasme contagieux des jeunes; Father Sheridan, le vieux prêtre qui part en guerre contre ces « communistes »; Father Seamus, le jeune prêtre représentant la voix de la raison et qui dénonce les « tactiques dignes du Kux Klux Klan » adoptées par Sheridan et ses acolytes; O’Keefe, l’ennemi juré de Jimmy, un religieux fanatique qui n’hésite pas à battre sa fille lorsqu’elle lui désobéit –, le spectateur les connaît et peut s’y identifier rapidement. Parce que Loach et Laverty prennent des libertés avec le film biographique (on se donne la peine d’expliquer le contexte historique avec précision, mais en même temps on ne s’intéresse au destin de Jimmy qu’à une époque très circonscrite qui sert, surtout, à défendre des enjeux sociaux plus larges) et que, ce faisant, les personnages évoluent dans un univers à la fois figé historiquement et excessivement familier pour le spectateur contemporain qui comprend que les combats d’hier sont peu différents de ceux d’aujourd’hui. Le tout est renforcé par le fait que, si le film est assez classique dans sa facture (du cadrage à l’utilisation des flash-backs explicatifs), Loach travaille encore majoritairement avec des acteurs non professionnels, et laisse place aux hésitations, aux bafouillements, aux accidents qui donnent une cohérence interne au film.

Surtout, le vétéran cinéaste ménage un espace de liberté, un souffle de vie et de plaisir pur, même s’il est éphémère, dans le hall de Jimmy. Ainsi de ces scènes de danse (du riverdance irlandais au shim sham des boîtes de jazz new yorkaises), de musique (filmée live), d’ateliers de boxe, de peinture ou encore de littérature, toutes plus poignantes et intéressantes que les grandes scènes politiques et didactiques – notamment le discours que livre Jimmy lors d’une manifestation ou le dialogue entre le vieux père Sheridan et le jeune père Seamus à propos des tactiques à utiliser pour contrer le progressisme de Jimmy. Ainsi, encore, du slow dansé par Jimmy et Oonagh sous une lumière bleutée de la nuit, ou de la scène où la mère de Jimmy propose du thé aux policiers venus arrêter son fils pour l’expulser du pays sans autre forme de procès, naissent l’intime, le vrai de l’ambivalence régnant entre les habitants d’un pays encore déchiré par une guerre civile qui a opposé les frères aux frères, les voisins aux voisins.

« What is this crave for pleasure? » demande le père Sheridan lors d’un sermon au mi-temps du film. Si Loach fait encore de la conscientisation, s’il ramène encore au présent les problématiques d’hier, s’il faut peut-être voir dans Jimmy’s Hall quelque chose comme un bilan, c’est en allant au-delà de l’idéologie politique, dans la réponse à ce passéisme qui voudrait opposer les bonnes vieilles valeurs au changement, la rectitude au plaisir, que l’on pourra le voir.

 

La bande-annonce de Jimmy’s Hall


16 juillet 2015