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Critiques

Jodorowsky’s Dune

Frank Pavich

par Céline Gobert

Arrêtons nous un instant pour imaginer une folie : Dune, le roman SF culte de Frank Herbert, n’aurait pas été adapté au cinéma par David Lynch, avec dans le rôle principal le chanteur Sting, mais par le chilien Alejandro Jorodowsky, adepte des œuvres métaphysiques (El Topo, La Montagne Sacrée). Continuons : le soundtrack aurait été composé par les légendaires Pink Floyd, on aurait casté David Carradine dans le rôle de Leto, Mick Jagger dans celui de Feyd-Rautha, et mieux encore, Salvador Dali et Orson Welles auraient respectivement interprété l’Empereur et le Baron Harkonnen ! Enfin, pour les décors, on aurait embauché le célèbre dessinateur Moebius (Jean Giraud) et des talents en vogue. Impossible ? Pourtant, c’est le rêve qu’avait imaginé Alejandro Jodorowsky en 1975, épaulé notamment par le producteur Michel Seydoux. Le rêve d’un film qui n’aurait pas été sacrifié, mutilé par les studios – comme l’a été hélas celui de Lynch, sorti une décennie plus tard et que le cinéaste a d’ailleurs renié par la suite.

Jagger, Welles, Dali : tous avaient dit oui ! Et, après deux ans de travail acharné, 3000 dessins de storyboard, un scénario détaillé, des costumes et décors croqués jusqu’au moindre détail et un rêve quasiment à portée de main, le « non » lâché par les studios assassine le fantasme. Personne n’insufflera les millions manquants au projet ultra-avancé du cinéaste, personne ne soutiendra un film signé Jodo – artiste libre qui n’entre dans aucun moule -, personne ne fera ce film-là. Terminé, on passe à autre chose.

Jodorowsky’s Dune, présenté à la Quinzaine à Cannes en 2013 et chouchou des festivals depuis, narre cet avortement-là, le naufrage gigantesque, et truffé d’anecdotes savoureuses, d’une fiction qui aurait été folle, stimulante et que le cinéaste désirait tellement délirante qu’elle aurait eu, dit-il, « les mêmes effets qu’une consommation de LSD ». Un « objet sacré » qui aurait changé plus que la face du cinéma, celle de « l’humanité toute entière ». Mélangeant des morceaux d’entrevues avec le cinéaste chilien, conduites sur une période de trois ans, et les témoignages de ses collaborateurs de l’époque (Dan O’Bannon, Chris Foss, ou encore H.R Giger), Jodorowsky’s Dune se consacre tout entier à la vision et à l’imaginaire foisonnants et démesurés de l’artiste. Ce n’est pas la chronique d’un échec annoncé, mais davantage celle d’un rêve d’un amoureux du cinéma, d’un ambitieux à qui l’on aurait donné carte blanche.

Ce positivisme créatif qui imprègne chaque parole de Jodo différencie Jodorowsky’s Dune du documentaire/making-of Lost in La Mancha de Keith Fulton et Louis Pepe, dont le sujet (L’homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam, film qui n’a pas vu le jour) rappelle ce dernier. L’acte manqué, Jodo l’a transformé en leçon de vie, et en leçon de cinéma (le danois Nicolas Winding Refn, qui a d’ailleurs dédié son Only God Forgives à Jodo, prend même la parole en digne héritier d’un cinéma aux formes libres) est le cœur battant du film, formellement généreux, et qui n’hésite pas à créer sous nos yeux, et à l’aide des planches de l’époque, l’oeuvre qui n’existe pas.

Frank Pavich ne signe ni un brûlot anti-studios, ni une dénonciation des lâchetés d’Hollywood (mêmes si nous les retrouvons évidemment en filigrane), mais davantage une ode, une apologie de la création libre, de celle qui souffre, qui résulte en un quelque chose de plus grand que l’oeuvre finale : soit, l’acte de création à lui seul. « What is to give light must endure burning », la citation de Victor Frankl qui ouvre le film, annonce d’ailleurs d’emblée la couleur : l’art-lumière, qui illumine et « ouvre les consciences », est aussi l’art qui brûle son créateur, qui abîme celui qui en accouche. Pas de chef d’oeuvre sans douleur. Jodorowsky’s Dune, même sans exister « réellement » (mais sa force n’est-elle pas d’exister tout de même dans nos têtes à l’issue de la projection?) est un film précurseur, dont les inventions et les talents ont été utilisés par la suite : le monstre Alien est l’oeuvre de Giger, Star Wars s’inspire du storyboard de Jodorowsky, et on peut retrouver la patte du travail de Jodo et de son équipe de « guerriers spirituels » comme il les appelle dans Prometheus de Ridley Scott, sorti il y tout juste deux ans.

Ce paradoxe (un film-fantôme qui influence la SF au cinéma sur plusieurs décennies) débouche sur les interrogations les plus intéressantes posées par le documentaire : comment et pourquoi faire de l’art une fin en soi (au lieu de se contenter de n’être que l’un des pions d’une industrie)? Qu’est- ce qu’être un artiste, prêt à tout pour défendre sa création et sa liberté (« se couper un bras ou mourir », dit Jodo) ? Est-il nécessaire qu’il y ait un produit final et consommable pour mesurer l’ampleur et la nécessité d’un travail créatif ?

Le Dune de Jodorowsky, et c’est là toute la folie de la chose, existe de mille et une façons possibles : il est documentaire amusant et passionnant, il est bande dessinée (les croquis ont été réutilisés dans L’Incal co-signée par Jodo et Moebius), il est décor dans le Flash Gordon de Mike Hodges, il est point de vue dans le Terminator de Cameron, et il est – surtout – tout ce que l’on imagine qu’il aurait pu être. A nous, en tant que spectateurs impliqués et actifs, de nous affirmer, au cœur de nos imaginations, aussi excessifs, déraisonnables, talentueux que Jodo. A nous de rêver grand, martèle le film, préférant à l’amertume et au ressentiment du géant échec, une triple pulsion fertile : créer, inventer, ambitionner.

 

La bande-annonce de Jodorowsky’s Dune


3 avril 2014