John Wick : Chapter 3 – Parabellum
Chad Stahelski
par Alexandre Fontaine Rousseau
Excommunication. Désacralisation. Le vocabulaire même qu’emploie le troisième John Wick renvoie à la religion, tandis que sa dévotion aveugle au concept d’action relève à toutes fins pratiques de la foi. Pour Chad Stahelski, il ne fait aucun doute que le cinéma est un art du corps en mouvement et que c’est à travers celui-ci que le cinéma atteint un certain état de grâce. Parabellum, plus encore que ses prédécesseurs, se consacre entièrement à cette vision du septième art selon laquelle la violence opère comme moteur d’une sorte de chorégraphie infinie cherchant constamment à se renouveler. Chaque scène du film aspire à repousser les possibilités physiques et esthétiques d’un concept élémentaire, élaborant sur celui-ci tout en le réduisant à sa plus simple expression, qu’il s’agisse du bon vieux combat au couteau ou du cheval comme source de chaos à l’écran. D’une scène à l’autre, Keanu Reeves parcourt ainsi l’histoire du cinéma d’action une idée à la fois, son personnage étant désormais plus proche du concept que du protagoniste à proprement parler.
D’une certaine façon, Parabellum poursuit en la radicalisant cette épuration méthodique sur laquelle repose depuis toujours la série. En guise de narration, il ne reste plus qu’une rigoureuse application de cette logique interne qui codifie l’univers de John Wick. Ce contrat social régissant les rapports entre tous les personnages du film est aussi une entente tacite entre celui-ci et son public : il existe, dans John Wick 3, des poignées de main secrètes qui permettent d’escamoter les formalités pour passer tout de suite aux choses sérieuses. Stahelski, en ce sens, exploite pleinement les possibilités de la sérialité en tant que mécanisme narratif. Le premier film introduisait le héros titulaire par une réaction sommaire, celle d’un homme terrifié à la simple mention de son nom. Ici, il n’est même plus nécessaire de le faire. La légende de John Wick le précède et le fait même de l’affronter est un honneur que reconnaissent tous ceux qui croisent son chemin, le film assumant ouvertement le côté outrancier de cette réputation que ses prédécesseurs s’efforçaient d’établir.
Si John Wick 2 débutait sur un clin d’oeil à Buster Keaton, cette suite explore de manière encore plus assumée la filiation comique affirmée par le film précédent. Par le biais d’une véritable scène d’anthologie qui maximise avec une sadique virtuosité le potentiel d’une collection de couteaux antiques, Stahelski nous rappelle d’emblée que l’action et la comédie sont deux faces d’une même médaille, l’humour jaillissant des mêmes soubresauts rythmiques qui font éclater la violence. Les corps entrent et sortent du cadre avec une précision remarquable, générant des surprises qui sont le pur produit d’une mise en scène réglée au quart de tour. L’ensemble se tient en équilibre sur la mince ligne qui sépare le ridicule de la transcendance, multipliant les hommages sentis à la série B de bas étage tout en citant Casablanca au passage. Il n’y a plus, dans la vision de la cinéphilie défendue par Stahelski, de distinction entre la « bonne » et la « mauvaise » culture : Tarkovski mérite son clin d’oeil au même titre que Mark Dacascos, un habitué des straight-to-video des années 1990 auquel le cinéaste n’hésite pas à offrir un rôle digne de ce nom.
Tout en s’investissant à fond dans sa propre mythologie, Parabellum semble parfaitement conscient du ridicule de sa proposition et navigue adroitement entre les registres apparemment contradictoires qu’il s’amuse à convoquer. Son rapport fétichiste à la violence bascule inévitablement dans une absurdité que le film n’hésite pas à endosser, sans pour autant nier la portée métaphysique de ce ballet qui prend par moments des allures d’opéra. Tout, dans John Wick : Chapter 3, n’est plus que corps en mouvement et donc cinéma à l’état pur. Tout est dans l’exécution de la chorégraphie, dans la beauté du geste et dans l’horreur de sa conséquence – comme dans une danse de plus en plus abstraite que la mort mène invariablement à une réalité tangible. À l’instar de ce poisson potentiellement mortel qu’il s’agit de découper avec précision, le film trouve sa raison d’être dans l’exactitude d’une action réalisée à la perfection. Mais Stahelski n’oublie jamais que cette ferveur et ce dévouement quasi mystiques dont il fait preuve relèvent en quelque sorte du fanatisme esthétique, qu’en dépassant les frontières de la raison il explore le territoire de la folie… et que tout ceci, à bien y penser, n’a plus de sens qu’aux yeux des convertis. Voilà pourquoi il s’amuse à nous rappeler que tout ceci a commencé à cause d’un chien, avant de transformer le chien en matière première d’une nouvelle mise en scène n’ayant pas d’autre raison d’être que sa propre exécution. Seul importe cet élan vers l’avant qui nous mène d’une action à l’autre, d’une scène à l’autre et d’un film à l’autre, comme le laisse entendre ce dernier plan qui donne l’impression que la franchise elle-même est désormais immortelle.
16 mai 2019