Jongué, carnet nomade
Carlos Ferrand
par Gérard Grugeau
Traversé par les multiples appartenances de son auteur (naissance au Pérou, études aux États-Unis et en Europe, installation au Québec, intérêt pour l’histoire des peuples des Amériques), le travail de Carlos Ferrand a toujours été indissociable d’un héritage hétéroclite et foisonnant, lié en partie au syncrétisme des cultures latino-américaines. Empruntant tant à la bande dessinée qu’au serial rocambolesque, le téléfilm Cuervo réalisé en 1990 installait déjà à l’écran une pluralité fourmillante d’images et de sons. Vinrent par la suite le road movie Americano (2008) conjugué au je, et le collage dadaïste de 13, un ludodrame sur Walter Benjamin (2018) qui cultivait un art à la fois réflexif et ludique de la fragmentation, une hybridité baroque extirpée de quelque chaos fertile. C’est donc dire que Carlos Ferrand, cinéaste passeur et citoyen du monde, avait tout pour croiser la route du photographe, journaliste et critique d’art Serge Emmanuel Jongué auquel il consacre aujourd’hui un essai documentaire ou plutôt, comme il est dit dans le film, un « journal graphique morcelé » aux ramifications riches et exaltantes. Compte tenu de la complexité du personnage et du legs important laissé par l’artiste, le pari était risqué de s’égarer dans le labyrinthe d’une vie en quête d’une unité perdue. À l’instar de son sujet d’étude, le cinéaste trouve toutefois ses « propres couleurs » dans son approche esthétique, non sans sacrifier parfois en chemin, du fait de la chronologie du récit, la transe rebelle d’un créateur dont le carnet nomade appelait peut-être par ses zones d’ombre une forme plus éclatée et débridée.
S’appuyant sur le travail photographique et les textes de Jongué lus par l’écrivain Joël Des Rosiers, le film suit le parcours d’un artiste polyvalent préoccupé par l’oppression des peuples colonisés. L’homme portait en lui toute la diversité du monde : d’origine guyanaise et antillaise (voire amérindienne) par son père, russe ou polonaise par sa mère, Jongué avait aussi étudié en France avant de se poser au Québec où sa carrière de photographe allait prendre forme au même titre que son engagement social. Seul devant sa vie, profondément marqué par la mort prématurée de sa mère et celle d’un demi-frère mystérieux né d’une précédente union, il n’aura de cesse de courir après « l’incertitude de ses provenances » afin de recoller les morceaux d’une identité aux fondations instables. Le film multiplie d’ailleurs les documents d’état civil officiels comme pour attester de l’existence de celui qui « perdait tout » et n’engrangeait que des miettes de son propre récit, cherchant constamment des signes de lui même dans le provisoire des jours.
Telle une incantation, une phrase hante Jongué, carnet nomade, renvoyant dos à dos la quête artistique du photographe et celle du film en train de se faire : ce qui compte, « ce n’est pas la recherche d’identité, mais comment la dire. » Et pour dire, Carlos Ferrand s’arrime à la pensée hybride de Jongué, s’inscrivant ainsi en phase avec le bouillonnant magma intérieur qui habitait l’homme. Et notamment sa révolte face à un ordre social dont l’esprit de clocher tend à stigmatiser la différence et conforter le racisme. De par le champ qu’il explore par couches successives, le film résonne alors pleinement avec les enjeux contemporains du mouvement politique Black Live Matter. Hier comme aujourd’hui, la violence est à l’œuvre, se nourrissant de la déchirure de l’esclavage et de la dégradation de l’être. « Fuck you all ! », martèle l’artiste à l’âme surmenée dans l’un des plus beaux segments du film au montage rageur, renforcé par la partition musicale.
À pensée hybride, forme hybride. Face au déficit d’héritage et à l’absence de continuité, l’impureté esthétique s’imposait. Pour raconter l’homme en mouvement, écartelé dans « son triangle mythique personnel » (France, Antilles et Amérique du Nord), Jongué, carnet nomade privilégie une diversité d’éléments formels lesquels, de par leur fantaisie et leur expressivité, constitue une chambre d’échos aux correspondances visuelles et sonores tout aussi stimulantes qu’émouvantes. Au fil des polaroïds aux contours flous et décadrés voulus par l’artiste, l’âme mélancolique de Jongué se dépose à l’écran, comme dans la magnifique suite photographique cubaine aux noms révélateurs qui capte autant la pureté des couleurs que leur pollution. À l’image de l’enfant fantasque qui ramasse des objets étranges « en guettant le hasard », Carlos Ferrand se plait à façonner une même poésie du quotidien en recourant aux procédés d’animation. Ainsi, une machine à écrire et un appareil photo s’animent, un réveil tournoie et indique le passage du temps, un bateau en papier traverse l’image, une boite de thé en métal se couvre de rouille en accéléré, comme un papier buvard s’imbibant des imperfections, en écho au visage de Jongué qui peine à trouver sa forme finale. Impureté, incomplétude : tout renvoie à la solitude d’un homme échoué au large du monde, tel un rocher à l’énigmatique présence minérale.
Mais s’il est roc solitaire, l’artiste est aussi guet par son nom prédestiné. « Jon-gué » est un homme pont, un passeur en pirogue voguant entre les territoires et les cultures, entre les disciplines artistiques, comme en témoignent notamment son amour de la bande dessinée et sa collaboration avec Hugo Pratt, le concepteur prolifique derrière Corto Maltese, ou encore ses considérations pour les peuples autochtones. Cette image du pont faisant lien pourrait aussi s’appliquer à la mise en son dont l’archéologie vient ici, par ses textures d’origine diverses, complexifier l’image, donner une épaisseur au quotidien, aimanter les penchants dépressifs d’un artiste en mal d’absolu. De façon subtile, une synesthésie prend alors corps, brouillant les perceptions sensorielles. Le film construit par segments gagne ainsi en autonomie poétique, même si un souffle manque pour densifier les points d’incandescence d’une structure souterraine pas toujours organique.
Fasciné avant tout par « l’intensité sacrée de la photographie » qui se dégage des polaroïds de Jongué, Carlos Ferrand assume cependant totalement le bric-à-brac de son approche. Cette structure trouée sied à la personnalité et à l’univers d’un Jongué aux multiples visages dont nous remontons les étapes de la vie lors d’un dernier plan en forme de voyage à rebours qui se dessine à même des planches contacts dont chaque négatif fige les strates du temps comme autant d’arrêts sur image. Comme autant de spectres qui, en s’avançant vers nous, relèvent d’une béance, d’un flottement, aux frontières de la mémoire.
24 juillet 2020