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Critiques

JOUER AVEC LE FEU

Delphine et Muriel Coulin

par Hubert Schang

Autant charge politique contre l’extrême droite que tragédie familiale, Jouer avec le feu est un film qui sait mettre en valeur un contexte plus que jamais d’actualité et des personnages servis par un trio d’excellents comédiens. En France, à Villerupt, un bastion industriel de Meurthe-et-Moselle proche de la frontière allemande, Pierre Hohenberg (Vincent Lindon) est un cheminot d’une cinquantaine d’années à la fierté prolétarienne chevillée à l’âme et au corps. Veuf depuis peu, il travaille surtout la nuit sur les caténaires de la SNCF, mais donne tout son temps libre et tout son amour à ses deux enfants, âgés de 22 et de 18 ans. Lorsqu’il se rend compte que son fils aîné Félix (Benjamin Voisin) commence à fréquenter un groupuscule suprémaciste blanc, son quotidien bascule dans une incompréhension d’autant plus abyssale que son fils cadet Louis (Stefan Crepon) fait, lui, de si brillantes études qu’elles le conduiront à la Sorbonne à Paris. Les réalisatrices, en équilibrant parfaitement l’intime et le politique, croisent trois itinéraires qui se côtoient, se mêlent et s’entrechoquent dans une cellule familiale que rien ne prédisposait à de telles déchirures.

La dérive de Félix – surnommé Fus parce qu’il est passionné, à l’instar de son père et de son frère, par le football (Fussball en allemand) – est vécue par son père comme une transgression, une rupture morale, un choc qui ébranle sa conscience et son quotidien. « Ils ont reçu un amour inconditionnel, ils n’ont jamais connu la guerre ni la misère, alors qu’est-ce qui les pousse à agir ainsi ? » demande Pierre dans un soupir d’incompréhension et de découragement. La mise en scène nous donne à voir les signes de cette évolution qui se fait dans un premier temps à bas bruit, comme un poison lent, avec des messages et des vidéos de manifestations violentes sur internet, une croix celtique tatouée dans le dos, des sous-entendus sans équivoque sur les immigrés, pour finir par basculer dans la violence, particulièrement lorsque Fus revient un soir à la maison, le corps recouvert d’hématomes. Peu importe que les sœurs Coulin ne lèvent pas le voile sur les raisons de cette radicalisation, ces zones d’ombre résonnent des discours de tous les nationaux-populistes qui, aujourd’hui comme hier, inondent l’espace médiatique de leur logorrhée anti-système, anti-immigration et de leur capacité à galvaniser ceux qui se sentent exclus. En attisant les peurs et les préjugés, ils savent comment manipuler une génération moins attachée aux institutions démocratiques que les précédentes. C’est de ce vertige existentiel que se nourrit Fus.

jeune homme hurlant derrière un grillage

Les sœurs Coulin s’affranchissent de toute facilité – pas de retour au bercail de la brebis égarée –, de tout sentimentalisme – la douleur patriarcale, grâce au jeu très intériorisé de Vincent Lindon, s’exprime avec austérité –, de toute violence graphique – à l’exception d’une séquence nécessaire – et enfin de toute leçon de morale – pas de discours pour fustiger l’école, les parents ou la société en général. Ces choix, portés par un réalisme social qui fait penser au cinéma des frères Dardenne, ne permettent alors que de mieux cerner la complexité des rapports humains. Il y a pourtant dans cette famille des moments de tendresse, comme lorsque le père et ses fils jouent ensemble au football dans leur jardin ou qu’ils célèbrent l’anniversaire de Louis, mais ces respirations ne parviennent pas à empêcher les déflagrations à l’image des reproches qu’adresse Louis à son père sur son comportement, jamais assez compréhensif, jamais aussi attentif, vis-à-vis de Fus ou lorsque ce dernier manque de s’en prendre physiquement à Pierre dans une séquence particulièrement tendue. La faible luminosité de l’image sous-exposant les intérieurs dans lesquels ils évoluent tous les trois rend encore plus bouleversantes leurs douleurs et leurs frustrations, des tourments indissociables de la perte de la mère et épouse dont la présence hante toujours la maison familiale.

Dans une séquence particulièrement mortifère, les réalisatrices vont jusqu’au bout de leur propos, en dépit du malaise qu’il génère inévitablement. En suivant Fus à son insu, son père découvre toute la noirceur et la violence de ces néofascistes, ce noyau dur des extrémistes qui fascinent tant son fils. Entrant dans une usine désaffectée qui sert de quartier général à cette organisation xénophobe et dans laquelle, en guise de distractions, des sports de combat clandestins sont organisés et encouragés par des spectateurs au bord de l’hystérie, Pierre tente de raisonner son fils, un fils manifestement davantage préoccupé par le spectacle en cours que par les suppliques de son père. Les visages dans la foule – et particulièrement celui de Fus –, déformés par la haine et filmés en gros plan sur un rythme rapide et heurté, embrasent le cadre dans une sorte de fureur collective. La caméra nous entraîne au cœur du chaos, au cœur d’une confrérie d’où les femmes sont exclues et dont le dénominateur commun est le masculinisme et la haine de l’autre. Ce sera la seule plongée dans cet univers de l’ultradroite, dans lequel désigner des ennemis de l’intérieur pour mieux les éliminer a tout d’une mécanique infernale. Pierre reste tétanisé à la vue de son fils et de ces hommes qui n’ont d’autre fraternité que celle de partager une idéologie raciste et identitaire au service d’une vision autoritaire de la société. Ressemblant à un gigantesque pandémonium, tant le bruit et la fureur saturent le champ, cette ancienne usine est le réceptacle d’une sauvagerie qui sait aussi s’exprimer en dehors de ses murs. L’itinéraire de Fus apparaît alors tout tracé, semblable à une marche funèbre orchestrée par le destin. Sa connaissance du monde s’apparente à une expérience du vide, une expérience qui va le mener au pire dans une affaire qui ressemble au meurtre de Clément Méric, un jeune militant antifasciste assassiné le 5 juin 2013 à Paris par une bande de skinheads.

Jouer avec le feu s’inscrit dans l’époque formidable que nous vivons, pleine de confusion et d’inversion des valeurs, pleine de ce nationalisme dévoyé irriguant toutes les strates de nos sociétés, pleine du rejet de l’étranger imprégnant les politiques gouvernementales de nos démocraties, pleine enfin de cette rhétorique de l’extrême droite s’infiltrant dans les cerveaux pour mieux profiter des dérives d’un capitalisme débridé, des frustrations liées aux mensonges, à la cupidité et aux déréglementations voulues par tous les libertariens de la planète. Tout cela n’est pas montré dans le film des sœurs Coulin, mais sert d’écrin à leur propos, un propos anxiogène tant l’activisme de ces groupements radicaux prêts à en découdre se nourrit de plus en plus des diatribes médiatiques des populistes.


3 avril 2025