JOUR DE CHASSE
Annick Blanc
par Samy Benammar
Une hésitation accompagne ce texte. Elle résulte de l’inconciliabilité entre une colère viscérale à l’égard d’un film et l’indulgence qu’exige la critique d’un premier long métrage. Mais ce tâtonnement concerne uniquement la prise de parole publique tant les aspects problématiques de Jour de chasse sont évidents. La presse semble muselée, comme victime d’un aveuglement collectif vis-à-vis du malaise palpable qui entoure la réalisation d’Annick Blanc. On lit partout qu’il s’agit d’une critique acerbe de la société patriarcale, d’un thriller féministe haletant ou encore d’une mise à mal typiquement québécoise des travers masculinistes. Faisant preuve d’omission volontaire, les entrevues et critiques s’arrêtent à la prémisse du film, refusant d’aborder les conceptions passéistes qui en constituent le cœur. En effet, un migrant est introduit dans le deuxième acte, pour interroger la xénophobie avec une maladresse à la limite de l’acceptable. C’est pour cette raison, aussi difficile qu’il soit pour moi d’attaquer un nouveau visage dans le paysage du long métrage, qu’il m’apparaît primordial de revenir sur les dangers de cette proposition et du complexe médiatique l’accompagnant. Conjointement, ils sont symptomatiques d’une dérive contemporaine du cinéma.
Le synopsis du film n’est que prétexte à une série de saynètes sociopolitiques et se résume très rapidement. D’abord, Nina, une travailleuse du sexe incarnée par Nahéma Ricci, trouve refuge dans la cabane de chasseurs aussi machistes que pervers. Ensuite, un sans-papiers est trouvé sur la route par l’ivrogne du groupe et se joint également à la fête. Le film prend alors la forme d’un huis clos où les interactions humaines sont une succession de réflexions « sociétales » (je pèse mes mots), tantôt banales, tantôt insupportables. On pardonnera une lenteur, s’expliquant par le passage du court au long, qui s’installe définitivement une fois le tableau esquissé et étend inutilement certaines de ces scènes. On accepte moins le manque de substance dans cette accumulation de violences physiques et verbales que n’interrompt qu’une tendresse mal simulée. Celle-ci ne parvient jamais à nous sortir d’une écrasante et malsaine atmosphère. Privilégiant les monologues verbeux et les retournements de situation supposément choquants ou déstabilisants, le film refuse de se déployer alors que le cœur d’une telle démarche devrait tenir à la profondeur insoupçonnée de personnages se dévoilant progressivement. Ici, les archétypes restent des archétypes sans subtilité et le tout s’empêtre dans sa propre complaisance. Nina progresse ainsi en se reconnectant à sa « virilité » avant de mesurer la violence qui vient avec celle-ci tandis que le leader du groupe (Bruno Marcil) révèle la douceur que dissimule son apparente sévérité avant de retrouver sa position de mâle dominant et contrôlant. Rien ne surprend jamais dans cette écriture caricaturale qui enchaîne les banalités. On peut mentionner l’accolade collective qui fait suite à l’intégration de Nina pour nous forcer à prendre conscience de la tendresse ambiguë qui unit ces chasseurs. On ressent surtout un sentiment de déjà-vu qui appuie une idée amenée dans les scènes précédentes.
Au comble de cette gaucherie cinématographique, Doudos, incarné par Noubi Ndiaye (le seul comédien moins connu de la distribution, c’est assez révélateur), reçoit une balle perdue dans l’épaule et, craignant l’expulsion, refuse d’être amené à l’hôpital. Jusqu’alors muet, il finit par prendre la parole et retourne le fusil contre ses sauveurs-agresseurs pour déclamer un discours décolonial pétri de lieux communs. Mais Nina se réveille en sursaut pour nous signaler que cette diatribe n’était qu’un rêve. Ce retournement est la manifestation la plus explicite du problème majeur qui traverse le film. Doudos n’est jamais autrement caractérisé que comme un migrant et sa seule fonction est d’être le support des tourments de ceux qui l’entourant : tantôt la culpabilité, ici l’empathie et, plus tard, la haine de l’étranger. Il se fait miroir des cauchemars de la femme et de l’homme blancs pour discuter le rapport des Québécois à l’immigration. Dans une séquence subséquente, on rejoint même Doudos, au comble du cliché, en train d’effectuer un rituel vaudou. Même son faux prénom inventé par le groupe, qui permet au film de souligner dans un premier temps une identité construite par un regard exogène, n’est jamais remis en question. Ce faisant, Jour de chasse perpétue ce qu’il prétend critiquer. Si le film avait conservé le ton semi-sarcastique et le montage rapide de ses premières minutes, il aurait pu ressembler à une blague de mauvais goût réunissant cinq gars, une « pute » et un « Noir ». Malheureusement, l’ensemble glisse vers un drame psychologique dont la gravité, autant dans le sublime de la mise en scène que dans l’excessive théâtralité des performances, ne rend que plus évidents et insurmontables ses problèmes.
Dans les dix dernières années, les enjeux de diversité ont légitimement acquis une importance grandissante au cinéma. Ce phénomène s’accompagne d’une multiplication des soutiens institutionnels et d’une réponse équivalente de l’industrie, flairant l’air du temps avec un degré variable d’honnêteté. Jour de chasse me fait sincèrement craindre de voir de plus en plus d’œuvres se farder d’un apparat politique sans assumer de véritable posture dissidente. On risque alors de redoubler le piège des discriminations en faisant de la « pute » et du « Noir » des figures, en les déshumanisant de nouveau, en leur refusant une corporalité et une agentivité, en en faisant d’exquis cadavres conceptuels et fonctionnels pour les biens d’un scénario cochant les cases des Conseils des arts.
La réception du film rend la situation d’autant plus préoccupante. On en vient à se demander d’où viennent ces silences et ces mensonges et quand est-ce que la sphère culturelle a contaminé les médias au point de faire de la critique une béquille publicitaire. On est ainsi pris entre de longs entretiens élogieux et des avalanches de superlatifs. Dans le meilleur des cas sont émises de timides réserves quant au traitement stéréotypé de certains personnages. On s’épargnera ici de dresser la liste des médias impliqués dans ce processus qu’une rapide recherche en ligne suffit à mettre à jour. Animé par une volonté de bien faire et de bien penser, le film finit par s’égarer dans son inconséquence et produit un regard qui désincarne le corps noir. Le silence, le soutien financier et la promotion myope que le film continue de recevoir font de ce qui aurait pu se résumer à une pardonnable bêtise, une démarche terriblement dangereuse. Personne n’a le courage ou l’intégrité de dire ce qui saute pourtant aux yeux : Jour de chasse véhicule, malgré lui, un imaginaire profondément raciste que de bonnes intentions ne suffisent pas à excuser.
29 août 2024