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Critiques

Journal d’un coopérant

Robert Morin

par Philippe Gajan

Robert Morin vs l’humanitaire, Robert Morin vs la coopération internationale : sur papier, l’affiche était plus qu’alléchante, car qui mieux que celui qui «torturait» son père dans Petit Pow! Pow! Noël ou encore renvoyait dos à dos les deux solitudes dans Yes Sir ! Madame... pouvait s’attaquer de front au politiquement correct, qui mieux que Robert Morin pouvait oser entreprendre de débusquer l’horreur là où d’autres ne voyaient que vertu?

On attendait donc un pamphlet sévère, mais juste, une mise au point qui enverrait se rhabiller les mythes de l’aide humanitaire. On attendait Robert Morin sur son terrain, totalement lucide, l’œil vif, le verbe alerte, on attendait le Robert Morin qui aime et qui hait à la fois ses personnages… On a eu un pétard mouillé, une chronique critique en devenir, à peine esquissée et déjà émoussée. Car le grand problème de ce Journal d’un coopérant est d’avoir peut-être voulu embrasser trop large en s’attaquant à un pan entier de la mauvaise conscience occidentale.

Pourtant, le film semblait né sous les meilleurs auspices en faisant du grand absent de cet essai sur l’Afrique fantasmée par les coopérants, soldats de l’aide humanitaire et fers de lance de la mauvaise conscience occidentale, l’Afrique elle-même… Cette absence est assurément le grand fait du film, mais cette idée forte se retourne contre le film lui-même puisque filmer cette absence revient à filmer peu de choses, des bribes du (ou plutôt des) drames qui se jouent dans les officines de l’aide humanitaire, une part de l’ennui des soirées arrosées au bord d’une piscine, une légère déchirure dans le voile qui recouvre le quotidien de l’Afrique… Si l’idée de mise en scène — le journal vidéo comme témoin, comme trace d’une dérive — est passionnante, si l’idée de destiner au (et donc de prendre à témoin le) spectateur semble intéressante, le fait est que rapidement la matière à livrer par ce canal semble trop triviale, comme en retrait par rapport à la complexité du monde. Certes, le film sert justement à introduire cette complexité, mais jamais il ne l’affronte, jamais finalement il n’accepte de se coltiner au réel.

Alors quand arrive le moment de la métaphore, pas très subtile, où le coopérant au bout de ses illusions viole l’enfant comme la coopération internationale viole l’Afrique, il y a deux façons de réagir. La première serait justement de réagir, de s’ouvrir au gigantesque trouble qui naît de cette image, de l’acte suggéré, de s’ouvrir à une prise de conscience naissante. La seconde est … de ne pas réagir. Si l’Afrique n’existe pas, si elle n’est qu’un fantasme à peine esquissé et pourtant déjà trop lourd à porter, alors par où commencer ?

Bien sûr, le projet était courageux, ambitieux et il serait effectivement urgent que notre société embraye le pas à cet essai non transformé et fasse son examen de conscience. Car après tout, on l’a peut-être déjà oublié, la table a déjà été mise à l’aube de l’humanitaire au moment des luttes de décolonisation. On pense par exemple aux Choses (1965) de Pérec sur les (més)aventures d’un couple de bien-pensants qui rêvent de coopération en Tunisie ou encore à La noire de… (1966), l’extraordinaire brûlot de Sembène Ousmane sur un autre couple bien-pensant qui ramène en France leur gouvernante sénégalaise. C’est bien à cette classe que s’en prend Morin, la classe moyenne, celle-là même qui dans Papa à la chasse aux lagopèdes fermaient les yeux sur la destination de leurs économies (pourvu que cela rapporte…). Mais le sujet du pillage de l’Afrique (dont traitait admirablement Bamako, le film d’Abderrahmane Sissako) n’est certainement pas facile à aborder, convenons-en. Et il ne faudrait pas évidemment se tromper de film en versant dans l’excès et accuser Robert Morin ou tout simplement une oeuvre de ne pas avoir su livrer la version définitive sur un sujet aussi épineux (comme à l’époque de Windigo : Morin abordait alors le douloureux sujet de la crise d’Oka et du rapport à l’autre dans notre société). Cela rend bien sûr cet échec tout relatif et cela permet alors d’envisager une autre piste finalement très stimulante en rapport avec la genèse du projet et sa première «vie» sur Internet.

Car si le dernier film de Robert Morin ne remplit pas les attentes qu’il suscitait, cet «échec» s’avère par contre passionnant lorsqu’il s’agit de se pencher sur les liens noués par ce projet entre médium Internet et médium cinéma, une relation qui permet de s’interroger sur ce qui pourrait être un film Internet. On sait que le projet initial était de recueillir du matériel en utilisant Internet et ses possibilités interactives, alors que le film était distillé, capsule après capsule, jour après jour sur le web, sous la forme… d’un journal vidéo. L’appel à la communauté web n’a peut-être pas donné le résultat souhaité : peu de commentaires, peu de vidéos furent postés sur le site. Le tout d’un intérêt finalement limité… En soi, c’était déjà un indicatif pertinent. Le projet avait pourtant suscité beaucoup d’intérêt. Mais c’était plus le fait d’une communauté «passive», qui jour après jour regardait les fragments de journal, épisodes d’une série en construction.  Échec ? Pas forcément. Car du coup le «film à venir» existait déjà à l’état brut, sous forme fragmentaire comme on l’a dit, mais surtout avec des «blancs», des vides, des espaces béants qui s’intercalaient entre les capsules-séquences. Dès lors le spectateur, à son tour, était appelé à combler cette béance, à «fantasmer» à son tour cette Afrique, à «réfléchir» la coopération internationale. Avant le montage final qui venait combler ces vides, le film s’offrait réellement comme une réflexion à venir, comme une invitation à entrer dans la danse. Le véritable enjeu de l’interaction se situait plus au niveau de cette liberté que l’internaute se voyait octroyer, liberté de «montage», mais surtout liberté d’investir les questions plutôt que les réponses.

Pourquoi alors ne pas parier que ce «film à venir» avait plus de force et de potentiel que celui que l’on a dorénavant, figé sous sa forme définitive ? Un drôle de pari, celui de faire confiance à l’internaute, à ce spectateur anonyme. Un pari à la Robert Morin en quelque sorte ! Mais alors, un pari qui n’est peut-être pas exportable sur le grand écran

 


25 mars 2010