Journal d’une femme de chambre
Benoît Jacquot
par Alexis Geng
« — Il n’y pas de mauvaises places.
— Il n’y a que de mauvais maîtres.
— Non, que des mauvais domestiques. »
Ainsi sont esquissés, en quelques échanges, un personnage et la brutalité chaque jour renouvelée d’un rapport de classes qui définissent la ligne claire de ce Journal d’une femme de chambre. Il a suffi d’un court et incisif dialogue, premier des entretiens au bureau de placement dont Benoît Jacquot a choisi de faire la colonne vertébrale du film, entre récit premier et souvenirs. On lui sait gré de sa concision, l’une des qualités de l’œuvre. Célestine serait donc une « mauvaise » domestique qui s’autorise à refuser ou quitter les places qui lui déplaisent. Dérisoire orgueil de celle qui pourtant reste assujettie, exécutant chaque jour les ordres et caprices de ses employeurs, mais sans cesser d’en être exaspérée – Jacquot choisit de faire entendre ses commentaires rageurs, apartés théâtraux marmonnés pour elle et pour nous, tant la langue et les situations paraissent appeler le théâtre. Si elle subit sa condition d’« esclave salariée », premier volet de la thématique sociale, elle endure tout autant sinon plus la servitude des femmes de son milieu, soumises aux hommes, et qui n’existent que pour leur bon plaisir.
Il faut dire qu’elle est bien jolie, Célestine, incarnée par une Léa Seydoux qui illumine le film. Après l’avoir dirigée en fidèle servante (pas de progrès social, donc, mais moins de soumission) dans les très beaux Adieux à la reine (photographiés par le même Romain Winding, qui opère ici avec moins de magnificence : on n’est plus à Versailles), Benoît Jacquot « confie », selon ses mots, ce Journal à son actrice. Comme il semble l’avoir toujours fait, en éternel amoureux des rôles féminins. Son interprète est ici encore parfaite, dans les toilettes trop coquettes comme dans l’uniforme de service de Célestine, être ambivalent, alternativement sensible et sarcastique, orgueilleuse et vaincue, cynique et émotive, naviguant de petites victoires (quand elle refuse une dame ou son maître qui la harcèle) en vastes humiliations (lorsqu’elle réalise que la seule option est le bordel, ou se fait trousser par un vieillard, la canne sous la gorge). La jeune femme n’a donc guère qu’un choix qui n’en est pas un : s’offrir aux clients d’une maison close ou servir dans une demeure au sein de laquelle, avec un peu d’ « inconduite » (ou de conduite, selon la marâtre du bureau de placement), elle cèdera aux avances du maître – jusqu’à se croire son épouse morganatique, comme la malheureuse Rose ? Si le jeune maître Georges eût vécu, Célestine aurait pu être une Rose. Alors Célestine sert, en observant alentour s’il existe une échappatoire autre que les amours ancillaires. La troisième voie dégagée par ce Journal, qui ne parle que des dominants et des dominés, des rapports de force et de vulnérabilité qu’ils entretiennent, est le contraire d’un affranchissement.
La voici officiant chez les Lanlaire, entre une mégère perverse et un idiot lubrique, baignant dans l’ennui bourgeois provincial comme dans le formol, entre deux échos de servitudes passées. Il est cruel, le sort des petites femmes de maison qu’elle croise, passant des mains des maîtres à celles des faiseuses d’anges. Qu’importe le pouvoir que leur confère brièvement le désir qu’elles suscitent, qu’importe la superbe de Célestine, à la fin, ce sont toujours les mêmes qui dînent à la table, et les mêmes qui servent. Outre des qualités narratives évidentes (la façon dont son montage navigue dans le temps et son habileté à basculer dans l’analepse), Jacquot s’appuie sur une distribution efficace au milieu de laquelle évolue fort lestement une héroïne au teint de porcelaine. Un tel soutien n’est pas de trop pour s’inscrire dans les pas de Renoir ou Buñuel, précédents adaptateurs de l’œuvre d’Octave Mirbeau. L’héritage se fait un peu écrasant pour un film en costumes modeste, infiniment plus modeste que son propos, éternellement subversif, et qui s’en tient à une fidélité nettement plus marquée au texte qu’il émince pour l’écran. Benoît Jacquot constitue ainsi ce qu’il appelle une « chronique ponctuée de réminiscences », qui a parfois le défaut d’une simple chronique sans cesser de vouloir creuser l’intemporel, de multiplier les résonances actuelles d’un tournant du siècle qui fut la matrice de notre monde. Les rimes sont là, mais ont-elles la puissance recherchée ? La chanson est connue.
Il faudrait être de bien mauvaise composition pour ne pas trouver de la tenue, de la conduite, de l’élégance à l’ensemble ; c’est peut-être déjà une ombre au tableau. Il faudrait être bien exalté pour y trouver de quoi transcender un récit suffisamment fort en lui-même – ce dont on doit remercier l’auteur plus que le cinéaste. On n’y cherchera pas le charme vénéneux qu’y aurait par exemple instillé un Chabrol, et qui ne concerne pas son réalisateur. On peut du coup apprécier diversement la partition de Bruno Coulais qui paraît ventiler une ambiance à la Maigret. Jacquot guide sans excès de sensualité son héroïne entre les bras du fruste factotum des Lanlaire, comploteur complotiste maladivement antisémite : le voici peut-être le « mauvais » domestique, ce taiseux qui passait pour dévoué en préparant son coup depuis des années, campé avec robustesse par Vincent Lindon. L’homme n’est pas fait pour servir, mais pour se servir ; dans un autre contexte, une telle phrase eût évoqué une forme de liberté individuelle, mais point ici. Célestine, quant à elle, n’est qu’une créature sensible, réduite à une condition que seule la naissance explique, aliénée jusqu’à la fin. Ne lui restait dès le début qu’à choisir son esclavage, simulacre de libre-arbitre. À l’écran, l’attirance entre la belle et le monstre manque d’intensité pour traduire la pulsion complexe qu’elle représente.
Dans la production de Benoît Jacquot, capable du meilleur comme du très médiocre (voir le récent Trois cœurs), cette adaptation vient se placer en milieu de tableau. Ni téléfilmesque comme il a pu être écrit, ni sublime, elle remplit son office, bonne fille au service de maître Mirbeau, et frôle un classicisme un peu terne sans y sombrer. On peut se souvenir qu’il y a vingt ans, le réalisateur livrait avec La Fille seule l’un de ses plus beaux films (si ce n’est le plus beau), sur des motifs et des enjeux troublants de ressemblance. Le magnétisme de son interprète aidant, cette nouvelle fille seule en a quelque peu la grâce ; en dépit du livre sur lequel s’appuie le film, elle n’en a pas la force.
La bande-annonce du Journal d’une femme de chambre
23 avril 2015