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Critiques

JOUVENCELLES

Fanie Pelletier

par Rachel Lamoureux

YouTube – watch must-see videos. Périscope – explore the world through the eyes of somebody else. TikTok – trends start here. Instagram – bringing you closer to the people and things you love. Facebook – keeping up with friends is faster and easier than ever. Tinder – connect with who you want, when you want.

Jouvencelles est le premier long métrage documentaire de Fanie Pelletier, une cinéaste découverte en 2017 par son court métrage primé Photo jaunie. À première vue, on pourrait penser qu’il s’agit d’une immersion dans l’univers liminal de l’adolescence féminine, mais la liminalité tient à quelque chose d’autrement complexe qu’une traversée ou un moment charnière dans la constitution du sujet adulte. L’adolescence de l’extrême contemporain à l’ère des médias sociaux serait moins le passage de l’enfance à la majorité que cette errance subjective modélisée par les plateformes virtuelles, faite de lignes de fuite, de mouvements erratiques, de questionnements identitaires introjectés par la culture de masse dans laquelle le sujet baigne, entre navigation et noyade.

Dans ce long métrage à l’esthétique ultra urbaine, on se trouve dans la position de spectateur·rice de stories Instagram ou Tiktok, présentées côte à côte sur l’écran sous forme de triptyque ; ou encore devant les live Périscope, vidéos en temps réel qui permettent à n’importe qui de regarder, de commenter, d’aimer. Les filles sont tantôt dans leur chambre, seules, s’adressant à la caméra comme à un auditoire attentif et intéressé, sachant qu’il y a fort possiblement des êtres « malintentionnés » qui se cachent de l’autre côté. Elles sont dans leur lit, le visage défait, leur air déconfit augmenté par les filtres ; devant le miroir, cherchant la pose, l’angle, afin d’attraper leur reflet de la tête aux pieds ; devant une fenêtre afin de capter la luminosité qui saurait leur offrir le teint lisse des séances photo en studio. Mais rapidement, une distance nouvelle s’installe entre le contenu web et nous, les voyeur·se·s – on passe de l’écran de téléphone si familier à la vision cinématographique, l’œil de la caméra portative étant réfléchi par l’œil de la réalisatrice.

On pourrait croire à une déconstruction métacritique des standards de beauté par l’entremise même des plateformes qui forcent la comparaison, l’exhibition, le rejet, l’objectification, la grossophobie et le racisme intériorisés, parce que, parfois, par le truchement du montage, on tombe sur ces exercices « d’amour de soi » virtuels où on lance comme un défi: « film yourself when you feel ugly and when you feel cute ». S’inscrivent dans cette campagne de sensibilisation toutes ces femmes se filmant en maillot de bain, cherchant à « normaliser » les corps imparfaits, à dénoncer l’usage des filtres, des applications de face tuning, de modelage du corps. Les filles seraient devenues des professionnelles de postproduction, créatrices de contenu en tous genres, avec elles toujours au centre, qui dansent, patinent, chantent, se confient à la boîte noire comme à une travailleuse sociale ou à un psychiatre au sujet de leurs troubles alimentaires, leurs orientations sexuelles, leurs enfances difficiles, leurs insécurités envahissantes et surtout, leur extrême solitude.

J’ai 26 ans. Je suis une femme, pas une jouvencelle. Je n’ai pas connu TikTok. J’ai vécu le temps des blogues Skyrock et Tumblr avant que Instagram se fasse acheter par Facebook, avant qu’il ne devienne possible de partager simultanément le même contenu sur une multiplicité de plateformes, étalant ainsi le reach – ou l’impact – à un public innombrable. Bloom, le titre de la version anglaise du documentaire, ça veut dire : devenir viral. Ça veut dire qu’une gamine de 15 ans peut publier une vidéo qui atteindra 11 millions de personnes. Ça veut dire l’impression d’être vue, et l’instigation d’un désir profond de tout faire pour que cette visibilité se renouvelle.

J’assure une présence marquée sur les réseaux sociaux (à des fins littéraires, mais pas que), je connais l’habitus virtuel, le conditionnement inconscient, l’urgence, le pli, l’habitude qui s’est transformée en envahissement, en compulsion, en angoisse, et cette impression d’avoir perdu le contrôle de quelque chose en ne sachant pas quoi. L’une des filles dit : « Je vais pas bien et je ne sais pas pourquoi. » Je me situe auprès d’elles, me lie à leur réalité pour prévenir les discours qui ne verraient dans ce film qu’un portrait très précis de l’adolescence d’aujourd’hui, une sorte de peinture anthropologique directement connectée à son époque, parce que je perçois l’écart de maturité (de jugement) qui me sépare des jeunes filles tout en reconnaissant/partageant un éventail de réflexes, de manies qui se sont installées à partir de gestes extrêmement banals, qui semblaient inoffensifs, et pourtant.

Jouvencelles est un accès privilégié à un imaginaire adolescent technophile (et pandémique), dont on pressent les contours depuis un moment tout en n’ayant pas cherché à en prendre la mesure véritable. Les parents comme la société (de surveillance) dans son ensemble pensent contrôler les effets de ce méta-univers dans la vie d’une jeunesse plus apte à manipuler les outils numériques et leurs applications qu’ils ne le seront jamais. En présupposant cette dimension virtuelle non dommageable ou inévitable, on sent très fortement que le lâcher-prise (synonyme de liberté) s’est transformé peu à peu en abandon, parfois même en impuissance. Ce documentaire s’offre comme lieu d’écho, de parole, filmant les filles téléphones à la main dans des environnements alternatifs, où la cinéaste leur offre le répit d’être vues (filmées) dans le parc Laurier, sur le toit d’un immeuble de la ville laissant deviner en arrière-plan le pont Jacques-Cartier illuminé, se baignant dans la lumière estivale et l’eau fraîche d’un lac en région – vues donc hors des espaces clos, des pièces sombres, par des spectateur·rice·s qui se soucient réellement de leur vécu. Le cinéma travaille ici contre l’exposition effrénée et épuisante de jeunes qui souffrent de ne pas pouvoir expliquer à leurs parents que la lucidité quant à ces pratiques ne les prémunit pas contre un sentiment de détresse accablante.

Jouvencelles est une question ouverte posée aux filles sans jugement ni condamnation : pourquoi vous accrochez-vous corps et âme à ces plateformes qui s’installent en vous et vous déchirent ? La logique virtuelle y est rapprochée de la logique de la mutilation, tristement répandue chez ces adolescentes : on ne se mutile pas par haine de soi, on se mutile pour reprendre le contrôle sur ce qui nous fait mal. Les filles cherchent à attraper un mal invisible en s’en prenant à leur corps. La fontaine de Jouvence des réseaux abreuve peut-être une soif d’immortalité retorse, celle de devenir l’ombre de soi-même au sein d’une communauté de fantômes.


2 février 2023