Julieta
Pedro Almodóvar
par Charlotte Selb
Dans l’un des souvenirs de jeunesse de Julieta, l’héroïne du film éponyme de Pedro Almodóvar, la jeune femme donne un cour de grec ancien à ses élèves où elle leur explique le sens du mot póntos : la mer comme route, comme chemin à prendre et à parcourir, et qui peut, tout comme dans le cas d’Ulysse, nous égarer. Le fil du temps est à l’image du concept de póntos dans le 20e long métrage du cinéaste espagnol, qui place d’ailleurs le film sous le signe de la tragédie grecque. Il est un long voyage fait de tours et de détours imprévus, au cours desquels les personnages se perdent et perdent ce qu’ils ont de plus cher. Jouant sur des allers-retours constants entre le présent et le passé, Julieta fait le récit d’une vie douloureuse où le bonheur qui semblait acquis s’est éteint peu à peu. Débutant comme un thriller hitchcockien, le film fonctionne en lui-même comme une fausse-piste. Alors qu’elle s’apprête à déménager au Portugal avec son compagnon, la Julieta du présent (Emma Suarez) croise dans la rue l’amie d’enfance de sa fille, qui lui dit avoir vu cette dernière quelques jours auparavant. Bouleversée par la nouvelle, elle décide alors d’abandonner son projet et de rester à Madrid, se lançant dans une longue confession écrite à sa fille disparue douze ans plus tôt, qui servira de guide aux scènes des années 1980 (où Adriana Ugarte interprète Julieta). Comme dans bon nombre des films d’Almodóvar depuis Tout sur ma mère (1999), on nous annonce donc un lourd et terrible secret. Cette attente est renforcée par le climat de tension qui s’installe dès le premier flash-back, notamment grâce à la musique d’Alberto Iglesias et à une scène de rencontre nocturne dans un train où le danger semble guetter à tout moment – et qui, bien sûr, évoque les chefs d’œuvre du maître du suspense. Et pourtant, le sens du secret est lui-même détourné tout au long du film. Chaque révélation semble non seulement plutôt mineure, mais s’avère être en fin de compte une fausse révélation : Julieta n’a en réalité aucun secret à dévoiler à sa fille que celle-ci ne saurait déjà.
Après l’installation d’un tel suspense, on peut donc facilement être déçu par l’absence de véritables astuces narratives déployées par le réalisateur-scénariste. Adapté de trois nouvelles de l’auteure canadienne Alice Munroe (Chance, Soon et Silence, qui figurent dans le recueil Runaway), Julieta parle du quotidien et des hasards de la vie, et non d’évènements extraordinaires et de destins hors du commun. Si les souvenirs évoqués peuvent même sembler anodins, c’est qu’ils correspondent moins au dévoilement d’une intrigue complexe qu’à une recherche de sens chez l’héroïne à travers des incidents qu’elle a vécu comme fondateurs – une forme de psychanalyse en somme. C’est d’ailleurs pourquoi la confession de Julieta n’en est pas une : elle n’a rien à avouer, et personne à qui envoyer sa lettre, à part à elle-même. Par le récit détaillé de moments brefs mais significatifs, suivis de soudaines ellipses longues de deux à dix années, Almodóvar retient le traitement magistral du temps dans l’œuvre littéraire de Munroe, mais revient aussi à ses propres intérêts : la psychologie humaine et ses troubles. Ainsi, les intrigues secondaires (le coma de la première épouse, les manigances de la gouvernante, la romance du père avec son employée, le suicide de l’inconnu du train), qui apparaissent régulièrement comme des fausses pistes, constituent davantage des thématiques récurrentes, des clés nécessaires à la compréhension du personnage central. Elles sont des indicateurs du moteur principal de l’histoire : non pas le silence, comme dans les nouvelles de Munroe, mais la culpabilité. Transposition en Espagne catholique oblige, c’est le sentiment de la faute qui paralyse Julieta et les autres femmes du récit, et les sépare pendant de longues années. La liberté sexuelle, les promesses d’amour et de joie de l’ère post-Franco – qu’Almodovar évoque avec le panache, les rouge et bleu vifs de son époque Movida, et une nostalgie certainement partagée par le spectateur – ont laissé place au retour de la bonne vieille culpabilité chrétienne qui, dans Julieta, écrase malgré elle toute femme aspirant au bonheur et à minimum d’indépendance. La fin du film, ouverte, nous laisse sur notre faim, non parce qu’on aurait voulu assister aux retrouvailles émouvantes, mais parce que Julieta mériterait de voir sa fille échapper au cycle de la culpabilité et de la punition. Les fans des premiers Almodóvar se réjouiront de voir son esthétique baroque et clinquante d’antan suggérée dans les scènes du passé; mais c’est surtout le sentiment de force et de liberté qu’on aimerait voir renaître chez les héroïnes du maître espagnol.
La bande annonce de Julieta
2 février 2017