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Critiques

Juste la fin du monde

Xavier Dolan

par Gérard Grugeau

Pour le metteur en scène de théâtre français Stanislas Nordey qui a déjà monté plusieurs pièces de Jean-Luc Lagarce, il y a dans la langue de ce dramaturge disparu prématurément des accents tchékhoviens propices à l’expression d’une émotion ténue et subtile. On est ici en présence d’un théâtre de l’intime qui ne livre pas facilement les secrets d’une langue fuyante aux contours flous et incertains. L’émotion – dans tous ses états, Xavier Dolan s’y frotte depuis son premier film, et on lui saura gré d’avoir voulu s’approprier l’univers de Lagarce en toute liberté. Bref, trahir pour exister plus fort, pour imposer sa lecture du texte en l’amenant vers le psychodrame, une forme à laquelle le jeune cinéaste nous a souvent habitués. Bien sûr, universalité du thème oblige, la cellule familiale en crise décrite par Lagarce dans Juste la fin du monde trouve naturellement des échos dans les fictions antérieures de Dolan : l’hystérie maternelle de J’ai tué ma mère et Mommy, la rivalité fraternelle teintée de masochisme de Tom à la ferme, la difficulté d’assumer sa marginalité et d’être soi-même envers et contre tout (Lawrence Anyways). Dans leur immaturité désarmante et leurs comportements erratiques, tant les personnages de Lagarce que ceux de Dolan sont de fait des invalides du sentiment qui se cognent aux murs de leur existence figée, acculés qu’ils sont dans leur révolte vaine par une fatalité ou un déterminisme social qui semble les tirer vers l’enlisement et la résignation.

Partant de ce constat, tout aurait dû concourir à une osmose entre les univers des deux créateurs. Or, il n’en est rien, ou presque. Peut-être parce que le cinéaste peine à s’effacer devant le petit monde de Lagarce qu’il dénature et trivialise en le noyant sous les tics de son propre cinéma, reconduits ici à l’envi : ralentis, imagerie de vidéoclip pour un flashback sur les amours adolescentes (un ajout peu inspiré par rapport à la pièce), symbolisme appuyé de l’oiseau, surutilisation de la musique avec la chanson de Moby sur le générique de fin qui vient littéralement tuer l’émotion au baisser de rideau sur cette plongée vertigineuse au sein de ce nœud de vipères « saturé de venin » que François Mauriac associait à la famille. Sans doute Dolan a-t-il voulu ainsi dynamiser et ouvrir le récit, le faire sien en privilégiant comme à son habitude l’exacerbation lyrique, alors que ce huis clos dévastateur demandait au contraire un resserrement sur les personnages jusqu’à l’étouffement, une stylisation épurée de l’espace et de la lumière visant l’abstraction, comme cette funeste coulée dorée, inondant après l’orage les visages au bord du gouffre, au moment du point de rupture précédant les adieux. Après tout, derrière l’ironie de son titre, la pièce de Lagarce s’alimente aux thèmes classiques de la tragédie grecque, avec le retour de Louis, le fils prodigue, l’absent idéalisé, sorte d’Ulysse contemporain en mal de reconnaissance, parti jadis de chez lui et aujourd’hui aux portes de la nuit, puisqu’il vient annoncer aux siens sa mort prochaine. Jauger le poids des mots, faire résonner la parole : voilà ce qu’appelait avant tout Juste la fin du monde. Creuser l’écriture, aussi déstabilisante soit-elle, pour mettre en lumière, sans le parasitage de la tyrannie de l’image, le texte et les tourments de personnages pris au piège d’une langue qui leur échappe constamment. En ce sens, Dolan rate en partie sa cible, même s’il reste artistiquement dans l’exigence de celui qui cherche et risque son va-tout.

En privilégiant le gros plan dans sa mise en scène très découpée, le cinéaste a pourtant conscience des enjeux, la pièce d’origine se concentrant sur une suite de face-à-face entre les membres de cette meute aux abois, engluée dans l’image dégradée qu’elle a d’elle-même et le confort faussement rassurant de ses habitudes. Au gré des monologues où chacun crie de sa prison sans jamais se faire entendre, Dolan touche parfois à une forme de grâce, ne forçant pas le geste, laissant advenir les choses. Une douleur sourde lovée à l’ombre des rêves brisés traverse alors l’écran : un parfum qu’une mère s’offre à elle-même et qu’elle fait sentir à son fils préféré pour le retenir prisonnier dans une étreinte fugitive ; la musique ample de Gabriel Yared qui vient enlacer les regards de Louis et de sa belle-sœur Catherine, faisant connaissance en silence avant que les âpres règlements de compte familiaux ne se déchainent ; le visage de Louis qui se noie dans les reflets d’une vitre d’auto alors que son frère Antoine vient de sceller dans la violence verbale – et homophobe – l’impossibilité de tout rapprochement. Ces rares moments d’émotion laissent entrevoir le talent du cinéaste pour les ruptures de ton et la direction d’acteur. Et si, au milieu de la meute, le visage tendre de Louis (Gaspard Ulliel, filmé amoureusement) laisse en nous une trace à ce point mélancolique, sans doute est-ce parce qu’il nous regarde depuis les ruines apocalyptiques d’un temps révolu à jamais. Témoin quasi mutique à l’éternel sourire bienveillant, bientôt cerné par de futiles lambeaux de nostalgie et avalé par la logorrhée familiale, l’homme s’est déjà effondré dans le désastre de sa nuit annoncée.

La bande annonce de Juste la fin du monde


20 septembre 2016