KALAK
Isabella Eklöf
par Céline Gobert
Copenhague, Danemark, 1984. La scène d’ouverture a la puissance des horribles souvenirs dont il est impossible de guérir ou de se débarrasser. Explicite et d’une complexité dérangeante, elle montre un père abuser de son fils, Jan, un matin comme un autre.
Montrer frontalement cette scène, qui plus est en ouverture, est loin d’être un effet de choc pour Eklöf, dont c’est le deuxième film après Holiday (2018). Ce choix – cette image qui nous est imposée (comme elle a été imposée à Jan) – permet plutôt à la cinéaste suédoise d’en asseoir d’emblée le caractère traumatisant et déterminant. L’image nous hante et ne nous quitte plus, comme elle hante et ne quitte plus Jan. Même si on le retrouve quinze ans plus tard, père de famille et infirmier ayant quitté le Danemark pour s’impliquer dans la communauté de Nuuk, capitale du Groenland, on sait la teneur dévastatrice de ce souvenir planqué dans un coin de son esprit (parce qu’on en a ressenti toute l’horreur) ; de cette réalité qu’il a cachée à sa femme, et avec laquelle il semble toujours se débattre. Débuter par cette scène, c’est donc pousser d’emblée le spectateur à réinterpréter chaque attitude du personnage à la lumière (ou plutôt à l’ombre) de celle-ci : quand il essaie de tisser des liens avec la population locale, quand il est infidèle, quand il ignore les lettres de son père mourant du cancer, quand il se drogue aux médicaments pour étouffer l’anxiété. C’est par ce qu’exprime le corps de Jan (ses gestes, regards, attitudes, postures et désirs), et non par la parole ou tout ce qui tiendrait du champ du discursif, que Eklöf parvient à traduire l’intériorité troublée de son personnage et les répercussions de ce qu’il a vécu sur sa psychologie. Un parti-pris d’autant plus riche que le film est tiré d’un récit autobiographique de l’auteur Kim Leine, et que Eklöf aurait pu préférer s’appuyer sur une voix offou une approche plus textuelle du scénario pour dire le traumatisme – ce qui arrive parfois dans ce cas de figure.
« Est-ce que tout ceci a rapport avec ton père ? » Interrogé par sa femme, qui ne sait rien de cette partie de son passé (contrairement à nous), Jan répond qu’il n’a jamais vu les choses sous cet angle. Elle parle de son besoin compulsif de séduire les femmes, mais lui est rappelé à autre chose qu’il n’a cessé de fuir, que ce soit en s’éloignant de son pays natal ou en développant toutes sortes de dépendances : l’abus sexuel dont il a été la victime. Eklöf pose des interrogations douloureuses sur la table : comment supporte-t-on le pire ? Comment vit-on avec les péchés commis par les pères ? Des questions qui lui permettent d’enchâsser dans ce premier récit intime de traumatisme un second récit plus collectif : les conséquences de la domination coloniale exercée, entre autres par le Danemark, sur la population autochtone du Groenland. Par le biais de Jan, Eklöf explore plusieurs points intéressants. D’abord, l’hostilité entre les deux peuples qui s’exprime à quelques reprises dans le film : des graffitis haineux sur les murs qui comparent les Danois à des nazis (Go home !), Jan qui est qualifié par les autochtones de « Kalak », un terme à double sens signifiant qu’il est devenu à la fois « sale » et « vrai » Groenlandais, ou encore la collègue de l’hôpital qui méprise la langue groenlandaise « impossible à apprendre » (« Pourquoi se fatiguer de toute façon ? Ils nous détestent. »). Outre le cadre arctique, ses immenses étendues de glace, son fjord et ses montagnes, reflétant d’une certaine façon toute l’âpreté du propos, Eklöf montre quelques instantanés du quotidien des Groenlandais, entre des moments passés en famille, d’autres au bar du coin, d’autres à dépecer la viande de renne ou de phoque. En tant que Danois, Jan symbolise l’oppresseur. Qu’il séduise uniquement des femmes autochtones (non sans conséquences tragiques d’ailleurs) permet à Eklöf de mettre en parallèle deux traumatismes. Ainsi, la cinéaste peut observer la façon dont ceux-ci s’entrechoquent, s’entremêlent et se répondent, dont ils essaient de s’autoguérir aussi, et ce faisant, la manière dont ils reproduisent involontairement le cycle de la violence et de l’abus.
La grande force de la réalisatrice est de se montrer aussi empathique qu’impitoyable envers ses personnages, sans jamais faire preuve de compassion condescendante pour aucun d’entre eux. Ainsi, lorsque Jan se confie pour la première fois sur l’inceste qu’il a subi, sa maîtresse autochtone – au lieu de valider son traumatisme, et de peut-être permettre à Jan de trouver une certaine paix dans cette reconnaissance – le remballe : « Et donc c’est ton excuse pour traiter mal tout le monde ? » Elle lui dira qu’elle-même a été violée et abusée et que son enfant est le résultat de ce viol. Cette réplique très dure renvoie Jan à l’abus de « ses pères » au sens large, les colonisateurs. Plus tard, sa détresse ne sera pas non plus entendue par le médecin, qui lui conseillera plutôt d’étouffer son désespoir par la prise de médicaments. Résultat : il abandonnera à son tour à une autre de ses maîtresses qui lui demande de l’aide. « Tout le monde est seul. Tout le monde est malheureux. Débrouille-toi avec ça. » Avec, pour conséquence, un drame. À travers l’impossibilité des personnages d’accueillir les souffrances (les leurs et celles des autres), le film dit ceci : pour stopper le cycle de la violence, il faut d’abord avoir la force de la reconnaître et de l’accepter pour tout ce qu’elle est, dans toute son horreur.
Malgré tout, Kalak parvient à trouver des moments de respiration, notamment lors de plages musicales qui désamorcent stratégiquement le pire : l’étrangeté et la puissance intrinsèques d’une scène de maquillage « ancestral » se déploient sur le Gammal Fäbodpsalm de Carola ; les violences émotionnelles tapies à la fois dans l’adultère et dans son aveu sont atténuées par la douceur de Marianne Faithfull, et, enfin, la dimension glauque de la descente aux enfers de Jan dans la drogue est contrebalancée par la beauté du Här kommer natten de Miss Li, dont les paroles résonnent longtemps (« Voici la nuit / Froide et merveilleusement longue / Voici l’obscurité »). Des parenthèses qui enveloppent d’une glaciale mélancolie l’enfoncement progressif du personnage principal dans cette solitude que connaissent bien ceux et celles qui ne trouvent aucune échappatoire à leurs démons.
28 novembre 2024