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Critiques

Keep the Lights on

Ira Sachs

par Guilhem Caillard

Dix années de vie commune entre Paul et Erik sont racontées avec constance et force tranquille dans le dernier long métrage du cinéaste Ira Sachs (Forty Shades of Blue, Married Life) : un contrepied patient et réfléchi à la tentation du maniérisme, aux fausses notes et à la surenchère des émotions. Keep the Lights On s’impose tel un exercice somme toute rare, dans le cinéma américain comme à l’intérieur des films dits de catégorie « LGBT » – gay, lesbien, transgenre. De sa naissance jusqu’à sa triste dislocation, le couple est disséqué avec une ténacité loin d’être étrangère à l’histoire personnelle du cinéaste. Le personnage d’Érik est un réalisateur que l’on imagine aisément double de Sachs, lorsque plus jeune il rencontrait un étudiant instable avec qui il vécut « une grande histoire ». C’est la relation jonchée de bonheurs et de déceptions entre deux hommes incapables de vivre ensemble. Dépendant aux drogues et infidèle, Paul est en constante demande de soutien, même s’il ne le reconnaît que timidement et cherche à affirmer son indépendance. De son côté, Erik combat les hésitations de son compagnon, mais reste présent et attentionné.

Fort du recul autobiographique, Sachs sait encore mieux où il s’en va et opte pour un ton délibérément serein qui place le spectateur dans un drôle d’état de confiance, assistant suspendu à ce bout de vie présenté sans illusion ni apitoiement. Les gestes intimes, qui cimentent ou déchirent la relation, sont traités avec la même affection, qu’ils soient ordinaires, violents, blessants… Ainsi le cinéaste élève son discours, transmet une impression de flottement par son attrait pour la trajectoire, véritable thématique du film. Ce cheminement est bien sûr celui d’Erik qui mène le récit d’un bout à l’autre. C’est lui qui traverse pour la première fois seul le cadre des rues new-yorkaises, en chemin pour une rencontre d’un soir (qui s’avérera être bien plus); c’est encore lui qui quitte ce même cadre des années plus tard, avec la même allure, mais un recul et une maturité autres. La trajectoire d’Erik, et celle du couple, sont entrecoupées de repères temporels épars : des années – 1998, 2000, 2003 – qui s’affichent à l’écran sans exprimer de cassure, quand bien même chaque avancée ébranle l’avenir commun des amants.

Délicat et réservé, Ira Sachs tient à le rester jusqu’au bout et rythme ses images par une bande originale posée qui joue la carte de l’alternatif. Les morceaux disco et méditatifs au son des violons du musicien new-yorkais Athur Russel, mort du VIH en 1992 à l’aube de sa quarantième année, ponctuent le récit. Une trame décidément hantée par des fantômes : également celui du photographe et réalisateur expérimental Avery Willard, sur lequel Paul écrit son prochain documentaire. Willard (qui a d’ailleurs fait l’objet d’un excellent court-métrage, In Search of Avery Willard. signé Cary Kehayan et sorti à la suite de Keep the Lights On) fut parmi les figures de proue de la communauté artistique underground du New-York des années 1950-1960. Les peintures de jouvenceaux aux postures érotiques qui inaugurent le film de Ira Sachs, font écho au travail de Willard, ces corps qui donnent l’impression de rappeler quelque chose qui n’est plus. Enfin, pour assembler l’ambiance quasi-chimérique de Keep the Lights On, agit cette lumière tantôt fade, tantôt surexposée, qui cerne littéralement le monde d’Érik et Paul. Une photographie embaumante, magnifique, que l’on doit à Thimios Bakatakis, réputé pour son travail à l’image de Dogtooth (Yórgos Lánthimos, 2009).  Si l’on pourrait y voir l’expression d’un trop plein nostalgique, la lumière voulue par Sachs se veut réconfortante, et isole l’époque et les lieux du récit. C’est à un New-York très personnel que fait référence le cinéaste, un tantinet idéalisé avec le temps, mais d’autant plus exclusif et irremplaçable.

Malgré tout, Keep the Lights On n’a rien d’amer. Le cinéaste a depuis longtemps fait le deuil de sa relation, et ne nous impose pas non plus le lourd fruit d’un travail de reconstruction. Il s’agit plutôt de raconter un passage dont le souvenir vaut aussi bien pour ses moments heureux que ses étapes difficiles. Le couple pourtant complice s’est évanoui par usure, errance et inconstance. Mais il a persévéré et existé. Thure Lindhardt (Eddy), l’acteur danois interprétant Erik, et Zachary Booth (Damages) dans la peau de Paul, ont trouvé auprès d’Ira Sachs leurs meilleurs rôles jusqu’à présent. D’abord présenté à Sundance, où le film a remporté le Grand prix du jury, puis à Berlin (récipiendaire du Teddy Award), Keep the Lights On est incontestablement un rendez-vous à ne pas manquer parmi les belles réussites du cinéma américain indépendant contemporain.

Un extrait de Keep the Lights On


25 juin 2013