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Critiques

Killing Them Softly

Andrew Dominik

par Helen Faradji

Faire un film pour mieux commenter globalement l’évolution du cinéma. Tester l’élasticité d’un genre, le plus noir possible, en en exagérant ou en en atrophiant certains des codes les plus iconiques. Emprunter à l’esthétique maniériste pour mieux signifier une angoisse artistique, mais bien réelle, d’arriver après un âge d’or, idéalisé avec le passage des années. Le geste n’a évidemment rien de nouveau. Mais lui aussi s’est modifié, métamorphosé au fil des inspirations personnelles et des airs du temps.

Si Fuller ou Peckinpah initiait cette attitude en disséquant l’ultra-violence du film noir pour mieux manifester leur anxiété de ne plus pouvoir créer parmi les Welles et Aldrich de ce monde, si les Coen et Tarantino ajoutaient à la formule, quelques décennies plus tard, un humour qu’on pouvait légitimement penser inspiré par le « je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer » de Beaumarchais, le Drive de Nicolas Winding Refn pourrait être vu comme un point tournant de cette histoire cinéphile et réflexive. L’anxiété ou l’humour y étaient en effet délaissés pour laisser place à une mélancolie saisissante. Un vague à l’âme fluo, au néon, qui portait en lui ce maniérisme d’anciennes formes pour mieux se faire miroir d’une certaine dégénérescence de ces dernières.

Killing Them Softly peut sans difficultés se concevoir comme le petit frère dans cette tradition. Celui qui se rebelle, veut renier, s’émanciper, mais ne parvient pourtant jamais tout à fait à oublier. Car l’héritage est là. Indéniable. Dans cette même singularité qui unit Winding Refn et Andrew Dominik (The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford), le Danois et l’Australien d’origine néo-zélandaise, deux cinéastes « étrangers » qui d’un même geste élisent le grand cinéma classique hollywoodien comme référence première. Même primauté de la mise en scène aussi, scène d’anthologie comprise (l’ascenseur dans Drive, l’assassinat « bercé » par la douce voix de Nancy Sinatra dans Killing them Softly). Même Amérique des banlieues, délaissant les grands centres urbains pour dépolir encore un peu plus le mythe et la magie. Mais surtout même abattement assumé. Pas un plan en effet de ce film repeint en noir corbeau, à l’histoire somme toute banale (dans un Boston délabré, une partie de poker tourne mal, la mafia envoie un de ses sbires y remettre de l’ordre) qui ne soit empesé, alourdi même par une tristesse quasiment palpable. Ralentis poisseux, mouvements de caméra presque alanguis, lumière bleutée aux reflets gris neurasthéniques… même les gestes de cinéma ont des cernes sous les yeux.

À l’immense différence, toutefois, que sous le regard de Dominik, le désespoir ne concerne plus uniquement les formes, mais également le monde qu’il filme. Car, au fond, de quoi parle Killing them Softly ? De truands trop las pour encore tuer, préférant discuter leurs tarifs. De tueurs à gages connus autrefois pour leur douceur, devenus aujourd’hui aussi calculateurs que le dernier des businessmens. D’une ex-gloire mafieuse aux épaules voûtées, au regard chargé, à la veulerie constante. D’une corruption qui ne permet plus de différencier les honnêtes hommes des autres. D’acteurs (Brad Pitt, Ray Liotta, James Gandolfini, Richard Jenkins) portant, par leur seule présence, toute une histoire policière (comment ne pas penser à Scorsese ?), ex-héros que le film ramène pourtant sans pitié à leur état de zéros.

Mais surtout d’une Amérique déchue, jusque dans ses milieux les plus interlopes. D’un monde, de valeurs et de principes bouffés tout crus sur l’autel d’un capitalisme pathétique. Car c’est bien ce dernier que filme Dominik. Cette maladie qu’une poignée a pu apprendre à contenir, mais qui a fait chuter la grande majorité. Cette déviance qui a laissé les rues américaines désertes et hostiles (il suffit de voir le premier plan de Killing Them Softly, où deux losers arpentent quelques rues aux maisons abandonnées, pour comprendre que le miroir aux alouettes s’est même depuis longtemps brisé) et les discours vides. Ce virus que rien ni personne ne peut enrayer.

Planté en pleine campagne présidentielle de 2008 (de nombreuses télé retransmettent ainsi quelques discours clés d’Obama) alors que le roman d’Higgins dont il est adapté paraissait en 1974, Killing Them Softly a certes tendance à une littéralité un peu trop lourde pour ses propres épaules. Mais rares sont les films qui auront osé dire, d’un même geste, la fin d’une histoire de cinéma et la fin de celle d’un pays. Rares sont les œuvres qui auront filmé aussi droit dans les yeux les ravages d’un système idéologique. Rares sont ceux qui auront osé dire du mot « Hope » qu’il n’était qu’un mot-valise, qu’un mot-leurre. Car dans l’Amérique, violente et dévastée, vue par Dominik, il n’y a de place à table ni pour l’espoir, ni pour la rédemption. Il n’y en a d’ailleurs jamais eu. America is not a country. It’s just a business

La bande-annonce de Killing Them Softly


24 juin 2013